L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante : un roman féministe ?

« Je me sentais attirée par cette mauvaise fille, alors que tous la fuyaient », se souvient Elena. C’est à l’école qu’Elena rencontre Lila. Mais c’est par un jeu d’influences dans lequel des poupées de chiffon sont jetées dans une cave que commence véritablement leur amitié. Lila n’est pas une fille gentille ; elle est même d’une méchanceté sans nom. Pourtant, Elena ne parvient pas à se défaire d’elle, et tout la ramène vers cette fille.

L’Amie Prodigieuse est un roman d’Elena Ferrante en quatre tomes, dont le premier a été publié en 2011. Il retrace l’histoire d’une amitié féminine à travers la voix narrative d’Elena, surnommée Lenù, des années 1950 à aujourd’hui. L’action se situe dans un quartier miséreux à la périphérie Naples qui, loin d’être un simple décor, agit comme un véritable personnage. L’Amie Prodigieuse est une fresque historique de l’Italie de la fin du XXe siècle dépeinte dans toute sa complexité : le fascisme, le communisme, la mafia, la corruption, le machisme, la révolution artisanale. Cependant, s’il y a bien une thématique qui m’a marquée lors de ma lecture, c’est celle de la condition féminine. La narratrice est une femme qui nous décrit le monde à travers son regard, et s’attache à représenter des situations proprement féminines. Il s’agit donc d’une subjectivité toute particulière qui ouvre une fenêtre sur un monde jusque-là tu et ignoré par la littérature.

L’Amie Prodigieuse est avant tout un roman de violence, de violences faites aux femmes. Lila est interdite de poursuivre ses études alors qu’elle est brillante.

« – Ne lis pas les livres que tu ne peux pas comprendre, ça te fait du mal.

– Beaucoup de choses font du mal.

– Tu n’es pas heureuse ?

– Bof.

– Tu étais destinée à faire de grandes choses !

– C’est ce que j’ai fait : je me suis mariée et j’ai eu un fils.

– Ça, tout le monde en est capable.

– Eh bien, je suis comme tout le monde. »

Le Nouveau Nom, L’Amie Prodigieuse II, Elena Ferrante

Lila doit travailler à la cordonnerie avec son frère, même si elle excelle à l’école. Puis elle se marie jeune avec Stefano Carracci, l’épicier du quartier. Elle n’a que seize ans et ne sait pas qu’en lui disant oui devant l’autel, elle s’apprête à brider ses envies, à taire ses désirs, à étouffer son esprit, à se soumettre aux souhaits d’un autre. Le soir de sa nuit de noces, malgré ses réticences, son mari abuse d’elle. Elle a beau crier son désaccord, hurler sa douleur, se débattre, Stefano ne veut rien entendre : il a trop attendu. Plus tard, il la battra sans vergogne, son visage en gardera des traces violacées. Tout le monde verra, personne ne dira rien.

Parce que les femmes ont appris que les pères, les maris, les frères, quand ils vous aiment, ils vous frappent. C’est comme ça que ça fonctionne, et pas autrement.

« Depuis l’enfance, nous avions vu nos pères frapper nos mères. Nous avions grandi en pensant qu’un étranger ne devait même pas nous effleurer alors qu’un parent, un fiancé ou un mari pouvaient nous donner des claques quand ils le voulaient, par amour, pour nous éduquer ou nous rééduquer. »

Le Nouveau Nom, L’Amie Prodigieuse II, Elena Ferrante

Lila comprend rapidement que son mariage avec Stefano ne peut lui permettre de s’épanouir ; elle comprend qu’elle est vouée à dépérir dans un coin, flétrie par le temps. Plus rien ne lui appartient. Déjà, parce qu’elle est entretenue par cet homme, financièrement dépendante de lui. Ensuite, parce qu’elle ne dispose plus ni de son corps ni de son esprit. Stefano abuse d’elle et lui retire tout ce qui pourrait lui appartenir, notamment les livres.

Sauf que Lila n’en démord pas. Toute sa vie, elle cherche à combler son manque d’instruction : elle dessine des chaussures pour la cordonnerie de son père, emprunte des ouvrages à la bibliothèque municipale sous plusieurs noms, continue à apprendre en autodidacte, le latin, le grec, puis l’informatique. Ainsi, Lila retrouve, par l’apprentissage et la stimulation intellectuelle, la possibilité d’inventer de nouveaux mondes.

« Ce soir-là, elle avait compris pour la première fois que sa vie, ce serait pour toujours Stefano, les épiceries, le mariage de son frère et de Pinuccia, les bavardages avec Pasquale et Carmen et la mesquine guerre contre les Solara. […] Là, pendant toute la soirée, elle s’était sentie définitivement perdue. »

Le Nouveau Nom, L’Amie Prodigieuse II, Elena Ferrante

La thématique du viol, de l’arrachement à soi est donc centrale dans L’Amie Prodigieuse et est traitée avec toute la cruauté du réel.

Dans une autre mesure est traitée l’aliénation de la femme à sa condition de ménagère et de mère. Elena ne s’épanouit pas dans ce rôle qui lui a été attribué sans discussion après son mariage. Elle ne parvient pas à être une mère exemplaire, à s’occuper de ses enfants aussi bien qu’elle le voudrait, à s’adonner pleinement à l’entretien de sa maison. En outre, son mari ne la comble pas au lit. Elle se sent donc aliénée, prise dans une vie où elle ne parvient pas à se sentir épanouie. Tout est trop petit, trop étriqué, trop inadéquat. Elle s’ennuie, n’aime pas sa vie. Son mari continue de travailler, la délaisse de jour en jour, découche la nuit pour rédiger ses travaux, tandis qu’elle se vide intérieurement. Ne lui reste plus qu’à séduire les collègues de faculté de son époux qui viennent dîner le soir.

Chez Elena Ferrante, les maternités apparemment heureuses portent une faille dans leur intimité. Les femmes sont victimes d’une épidémie qui infecte les corps, qui les manipule, les déforme. Voilà ce qui hante Lenù depuis l’enfance : la crainte du corps déformé de sa mère, de sa jambe claudicante, de son aliénation à son activité de mère. Ces figures, abîmées par la fatigue quotidienne, par les coups reçus et les impératifs patriarcaux, ont perdu leur individualité et finissent toutes par se ressembler. Leur corps exprime leur souffrance, dans une difformité frappante. Ces femmes ont perdu la capacité de penser, ont oublié leur identité, et ne parviennent plus à se détacher de leur rôle de mère.

« Ce jour-là, en revanche, je vis très clairement les mères de famille du vieux quartier. Elles étaient nerveuses et résignées. Elles se taisaient, lèvres serrées et dos courbé, ou bien hurlaient de terribles insultes à leurs enfants qui les tourmentaient. Très maigres, joues creuses et yeux cernés, ou au contraire dotées de larges fessiers, de chevilles enflées et de lourdes poitrines, elles traînaient sacs à commissions et enfants en bas âge, qui s’accrochaient à leurs jupes et voulaient être portés. Et, mon Dieu, elles avaient dix, au maximum vingt ans de plus que moi. Toutefois, elles semblaient avoir perdu les traits féminins auxquels, nous les jeunes filles, nous tenions tant, et que nous mettions en valeur avec vêtements et maquillage. Elles avaient été dévorées par les corps de leurs maris, de leurs pères et de leurs frères, auxquels elles finissaient toujours par ressembler – c’était l’effet de la fatigue, de l’arrivée de la vieillesse ou de la maladie. Quand cette transformation commençait-elle ? Avec les tâches domestiques ? Les grossesses ? Les coups ? »

Le Nouveau Nom, L’Amie Prodigieuse II, Elena Ferrante

L’Amie Prodigieuse s’attarde donc sur ces vies de femmes avortées, détruites par les mains d’hommes violents et directifs. La narratrice décrit d’un point de vue interne la condition de ces femmes, leur intériorité, leur déchirement intérieur. D’où peut-être le succès de cette saga littéraire : outre les qualités littéraires d’Elena Ferrante, ce sont des milliers de femmes qui se sont reconnues dans les personnages de Lila et Lenù, et de toutes les femmes qui traversent le roman.

Camille des Rochettes

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