Les Tracœurs

Alexandre Evrard

Ce monstre qui porte sur son visage la noirceur de son âme
Charles Baudelaire

« Mais r’gardez qui voilà. 

— Hey ma jolie, tu pourrais v’nir nous faire la bise quand même.

  — Allez, tu ne vas quand même pas sortir par les rumeurs qui courent. Viens plutôt avec nous, on t’filera un peu de vinasse »

Bertille n’adressa même pas un regard aux gardes et continua à suivre le chemin embrumé, son panier de linge dans les bras.

Elle détestait ce village. Cela ne faisait que deux mois qu’elle et sa mère avaient fui la guerre pour ce hameau perdu, et elle n’en pouvait déjà plus.

Aux portes de Setume, le guet bourgeois était occupé à jouer aux cartes et aux dés. Ces soldats dépravés avaient de quoi donner la nausée. Le soleil n’était même pas levé qu’ils commençaient déjà à parier, à boire et à éructer des rires gras qui résonnaient dans le brouillard. Leurs vieilles mailles rouillées et le vin qui poissait leurs joues les rendaient encore plus pathétiques. Vivement que le comte nous rende visite, qu’on puisse enfin se débarrasser de ces poivrots, pensa Bertille. Leurs ragots et leurs compliments graveleux sur sa démarche et ses courbes se déversaient quotidiennement ; mais elle préférait les ignorer que prendre la peine de les recadrer.

Une fois les soudards évanouis dans la grisaille matinale, la setumienne s’autorisa une expiration libératrice. Sa nervosité s’évapora hors de ses lèvres pour se mêler à l’écran de mélasse qui l’englobait. Depuis quelques semaines, l’été semblait s’être dérobé : dès qu’elle sortait du village, l’horizon s’écrasait à dix empans d’elle, ne laissant filtrer qu’une lumière grise bonne à miner le moral. Mais tous ces désagréments n’étaient pas une raison pour rester chez soi, elle devait accomplir ses tâches, d’autant plus qu’elle connaissait le chemin jusqu’au fleuve comme sa poche.

Tout en chargeant son panier et son battoir sur une épaule, elle entama la descente. À chaque pas, la brume l’aspirait un peu plus ; le crissement de la pierraille sous ses pieds se réverbérait contre ce mur immatériel. Une sensation étrange embuait son esprit. Elle avait l’impression de progresser dans un autre monde, de traverser la frontière laiteuse et muette qui la séparait de l’abîme. Seul le pépiement criard des oiseaux la maintenait à la surface de la réalité.

Après un moment incertain où le temps et l’espace semblaient s’être dilués, un léger gazouillis se mêla au chant des hérons et des corbeaux. La rivière était juste là, à quelques empans derrière la brume. D’un tour de main façonné par une longue pratique, Bertille cala son panier en équilibre entre deux rochers qu’elle connaissait bien, releva sa robe, et commença sa besogne. Ce rituel se répétait quotidiennement, ou presque. Le linge des clients lui était acheminé par des laveuses directement chez elle, près de sa cuve. S’en suivaient deux jours de trempage et de coulage où le linge était décrassé, bouilli, touillé. Puis venait l’étape du rinçage qu’elle assurait elle-même, le matin, dans les eaux du Lizon. Mais par ce temps maussade, elle aurait largement préféré payer une de ses laveuses pour le faire.

Machinalement, Bertille attrapa un vêtement, le claqua plusieurs fois de son battoir, et le frotta contre sa planche à laver avec une brosse de chiendent ; poursuivit en le plongeant dans le courant glacé du fleuve, puis termina le travail par l’essorage et le pliage avant de renouveler l’opération. La tâche était monotone, tellement répétitive que Bertille laissa ses pensées divaguer. La lavandière continua sa besogne, encore et encore, contemplant les minutes qui s’écoulaient au rythme engourdi de la brume sur la berge. Comme à l’accoutumée, son esprit dériva fatalement vers l’objet de son anxiété quotidienne. La grande guerre avec les Acanniens qui sévissait au sud ne cessait de s’étendre ; et bientôt, l’horreur des batailles viendrait frapper à leurs portes.

Depuis quelques mois, des villages entiers étaient vidés de leurs habitants. Mais en plus des charniers laissés par la guerre, des paysans se mettaient à disparaître progressivement, dans le silence et la confusion, sans laisser la moindre trace ou le moindre corps. Des bourgs entiers s’effaçaient sous le voile du mystère, comme si personne ne les avait jamais habités. Seuls quelques rescapés des batailles mentionnaient des bêtes abominables rôdant aux alentours de ces villages abandonnés.

Certainement des soldats effrayés par la guerre, s’était dit Bertille. Ils en venaient à raconter des histoires sans queue ni tête. C’était surtout ça qui l’irritait. Tandis qu’ils propageaient leurs rumeurs de créatures monstrueuses pour éviter le front, d’autres avaient donné leur vie pour défendre les terres du sud.

Une plainte déchirante pourfendit soudain le brouillard. Arrachée à ses rêveries, Bertille lâcha son linge et se redressa brutalement. Une sourde angoisse lui saisit la gorge. Ce genre de cri étouffé faisait surgir en elle une peur primitive, presque animale, comme le gibier se sentant traqué par le chasseur. Des images infectes lui vinrent malgré elle, remplies de créatures inhumaines qui plantaient leurs griffes dans son esprit et ses jambes.

Bertille se ressaisit un instant. Ces bêtes n’étaient que l’invention des pleutres, rien de plus. Après une profonde inspiration, elle plissa les yeux pour tenter de percer le rideau de brume. Elle était sûre que quelque chose se cachait là derrière, mais les seuls mouvements qu’elle percevait étaient ceux, indolents, des ondulations naturelles du brouillard.

Un nouveau torrent de voix étranglées déferla sur la plaine. Des formes incertaines commencèrent à se découper dans la mélasse. Elles étaient grandes et chétives, semblant se presser les unes sur les autres dans la grisaille. Puis, tout à coup, elles émergèrent, prirent forme et relief dans toute leur horreur. La première bête qui perça la brume traînait ses longues mains sur le sol rocailleux, les poils denses qui la recouvraient se hérissaient dans des sens improbables. Et dans un mouvement obscène, elle tourna sa face livide vers Bertille.

La jeune femme faillit s’évanouir d’effroi, c’était la première fois qu’elle faisait face à une telle abomination. Aucun relief sur ce visage blême, seulement une peau plissée et grasse du front au menton ; rien qu’un ovale de cuir aveugle et sourd. Pourtant, il la percevait. Elle le sentait. Et soudain, la peau s’étira et s’enfonça à l’emplacement d’une bouche inexistante, étouffant un mugissement écœurant que toute la meute reprit en chœur. Bertille fut prise d’un soubresaut tandis que le rugissement faisait éclore quelque chose en elle ; la haine qu’exhalaient ces créatures s’immisçait sournoisement dans son cœur.

Dans un mouvement aussi spontané qu’inutile, elle lança son battoir sur la bête et prit la fuite. La montée était raide, impitoyable, et la brume épaisse achevait de l’effrayer. Bertille enchaîna les foulées à s’en faire brûler les cuisses et les poumons, faillit trébucher dans les plis de sa robe tandis que des mouvements précipités raclaient le sol dans son dos. Ils étaient là, juste derrière elle, à quelques empans à peine, réduisant fatalement la distance qui les séparait. Mais les murs de Setum ne se montraient toujours pas. Il n’y avait que du brouillard ; un brouillard léthargique et spectateur de la scène, qui trompait la course de sa victime dans une boucle sans issue.

Toutes ses pensées décousues furent soudainement coupées lorsqu’un rocher pourfendit la brume droit devant. Ses pieds dérapèrent sur les gravillons, l’obstacle frôla son buste alors qu’elle pivotait pour reprendre la fuite. Dans un mouvement d’épaule, elle osa un regard en arrière. La meute cavalait toujours à la lisière du monde visible. Les abominations déferlaient à quatre pattes. La brume et la chair se confondaient ; les visages vides se mélangeaient sans cesse, comme les lambeaux d’une même peau corrompue. Et la vague se rapprochait inexorablement ; les hurlements grandissaient, continuaient à instiller leur rage dans l’esprit de leur victime.

Bertille se détourna de la meute et donna un coup de collier pour maintenir la distance. L’effort devenait insupportable ; ses jambes se paralysaient d’épuisement, son courage s’effilochait : elle se mit à hurler, à implorer une apparition salvatrice. Son cri se répercuta longtemps dans l’océan de brume avant qu’une réponse éthérée ne lui parvienne.

« Y a quelqu’un ? lâcha la voix diffuse d’un garde.

  — Oui, je suis là, juste en dessous ! »

Setum n’était plus très loin, encore quelques foulées et le cauchemar prendrait fin. Tandis que le haut des murs commençait à se découper dans l’aurore brumeuse, les geignements avides de la chasse s’atténuèrent, jusqu’à devenir des rumeurs lointaines.Quelques douloureuses foulées plus tard, Bertille ne percevait plus rien dans son dos ; la meute semblait s’être dissoute dans la vallée. La jeune femme avait enfin atteint le haut du coteau. Les cheveux collants de sueur et d’humidité, les mains appuyées sur les genoux, elle jeta un regard incrédule aux gardes qui l’entouraient : ils s’esclaffaient comme s’ils avaient devant eux le plus désopilant des bouffons du pays.

« Alors ma bonne m’dame, on a vu un fantôme ?

  — Vous ne pouvez pas faire votre travail pour une fois ? s’emporta la jeune femme, le souffle court. Des créatures m’ont poursuivie dans la vallée. Faites votre boulot, bande de pochards !

  — Mais c’est qu’elle a du caractère la lavandière ! s’écria celui qui semblait être le chef. Tu sais, s’tu veux nous attirer avec toi dans un coin tranquille, c’pas la peine de t’inventer des histoires. Y a qu’à demander ! »

Et les trois soudards repartirent d’un puissant rire aviné. Ce germe de colère effrénée noyait toujours le cœur de Bertille, et elle dut réprimer une brutale envie d’en découdre avec les gardes. Elle jeta un dernier coup d’œil incertain vers la vallée. Ce qu’elle voyait se résumait à des mèches de brouillard dansant paisiblement dans le silence. Non sans lancer un dernier regard haineux aux gardes, elle s’enfonça dans le village pour rejoindre sa mère.

Le brouillard semblait avoir gagné toutes les rues du village. Au bord du chemin, les masures de pierre et de bois étaient claustrées dans le silence matinal ; et rapidement, Bertille eut l’impression de ne plus reconnaître les lieux. Le plafond de brume n’y était pas pour rien. Il rapetissait le monde en un tableau délavé ; sa lourde masse effaçait même le toit de la grange dîmeresse, pourtant si haut en temps normal. Et tandis qu’elle pensait apercevoir des ouvriers sur la toiture du bâtiment, la réalité la rattrapa une nouvelle fois : des faces sans visages se tournèrent lentement vers elle.

Une frayeur glaciale lui saisit l’échine. Les créatures ne l’attaquaient pas. Mais elle commençait à entendre des chuchotements, des voix infimes et insondables qui s’insinuaient dans son crâne. Elles pénétraient son esprit et ses sentiments, insufflaient en elle une rage qui n’était pas la sienne.

Sa terreur soudaine, plus grande encore, fit remonter son instinct de survie à la surface.

  « Aidez-moi ! À l’aide ! » hurla-t-elle.

Et elle repartit dans une course folle. Ses jambes encore engourdies menaçaient de lâcher à tout moment ; elle brûlait ses dernières forces. Tout autour d’elle, les abominations la reluquaient ; leurs geignements sifflants s’inséraient dans ses tissus, dans sa tête, dans ses membres. Les monstres s’embourbaient dans le brouillard, suivaient la jeune femme en prédateurs patients.

Dans sa fuite éperdue, Bertille voyait les bâtiments et les créatures défiler dans la brume. À bout de forces, elle tourna dans une petite ruelle pour leur échapper.

Les voix cessèrent aussitôt.

Les poumons en feu, Bertille stoppa sa course et jeta un vif regard en arrière. Il n’y avait plus rien. La brume s’était replongée dans un silence de mort, et les créatures qui la traquaient s’étaient évanouies sans laisser de trace.      

Des sentiments opposés se percutèrent dans son esprit. Des larmes de peur lui montèrent aux yeux. Devenait-elle folle ? Non, elle n’avait pas pu imaginer tout cela. Ces créatures étaient bien réelles, et personne ne semblait s’en soucier ! La colère refaisant surface, elle reprit la route menant chez elle avec la ferme intention de mettre sa mère à l’abri.

Sur le chemin, elle aperçut un garde en armure qui patrouillait devant le temple du village. Interloqué par l’air épuisé et irascible de la lavandière, il l’interpella : « Tout va bien, madame ? »

Bertille ralentit l’allure. Un air consterné déformait son visage.

« Les monstres du sud ont traversé la rivière, ils sont ici, ils rôdent sur les toits, dans les rues, et personne ne bouge ! hurla-t-elle. Vous feriez mieux de donner l’alerte !

— Des monstres ? lâcha le garde, une pointe d’incrédulité dans la voix. À supposer que ces rumeurs soient fondées, si des meutes avaient réussi à s’infiltrer dans le nord, l’alerte générale aurait déjà été donnée. Ce ne sont sans doute que des chiens errants. Je peux venir vérifier avec vous, si ça peut vous rassurer.

— Mais bien sûr ! Vous voulez m’accompagner de la même façon que vos autres soûlards, oui !

— Calmez-vous bon sang ! Je ne sais même pas de quoi vous parlez. Mais puisque vous semblez si obstinée, je vais rassembler quelques gars pour faire un tour du village. »

Les épaules de la jeune femme s’affaissèrent dans un soupir de résignation. « Vous ne comprenez rien, il faut barrer la route et mettre le village en alerte, pas faire une balade de santé ! »

Voyant la confusion gagner le garde, Bertille fut prise d’une bouffée de panique mâtinée de haine : elle devait fuir le village au plus vite, tant pis pour ces imbéciles. Elle tourna les talons et se pressa pour rejoindre sa mère. « Attendez, madame ! »

Mais la lavandière l’ignora, et disparut rapidement dans la brume.

La porte en bois claqua contre le mur lorsque Bertille débarqua chez elle. Des gouttes de sueur perlaient sur son front malgré l’air froid qui régnait à l’extérieur.

« Bon sang Bertille, mais ferme-moi cette porte, ça caille dehors ! »

Sa mère, Madeline, était en train d’essuyer une tasse, des yeux réprobateurs braqués sur elle. La jeune femme ferma rapidement la porte avant de prendre sa mère par le bras et de l’emmener de force au cœur de la chaumière.

« Mais qu’est-ce que tu fais, Bertille, tu me fais mal !

— Écoute maman, on… on n’a plus le temps, il… il faut p-partir au plus vite.

— Mais de quoi tu parles ?

— J’ai vu des créatures dans la plaine, et même dans la rue ! Je suis sûre qu’elles vont revenir ! On… on doit partir d’ici ! »

La maîtresse de maison posa la tasse sur la table et croisa doucement les bras. Son regard se fit soudain plus doux : « Bertille, je sais que l’absence de ton frère te perturbe, mais il faut que tu penses à autre chose, d’accord ? Toute ces histoires de monstres ont dû t’embrouiller l’esprit. Assieds-toi plutôt, je vais te faire une bonne tisane.

— Mais tu ne comprends pas ! Je les ai vus, ils ont failli m’avoir. On ne peut pas rester plus longtemps » finit-elle d’une voix chancelante.

La vieille femme soupira et s’assit lourdement sur la première chaise venue. Ses doigts charnus frottèrent longuement ses tempes avant qu’elle ne reprenne la parole.

« Je ne te mets pas en cause. Mais ne penses-tu pas que nous serions déjà au courant si de telles créatures étaient arrivées dans le nord ?

— Ça ne veut rien dire, maman. C’était pareil dans le sud la première fois. Des villes entières ont disparu avant qu’une alerte ne soit donnée. Alors, dépêchons-nous tant qu’on le peut encore ! »

Bertille réajusta sa robe et se dirigea vers la chambre d’un pas assuré.

« Attends ! l’interpella sa mère. On ne peut pas.

— Quoi ?

— On ne peut plus. On a déjà trop perdu.

— De quoi tu parles, maman ?

— On n’aura plus les moyens de s’installer ailleurs. Cette petite maison est la seule chose qu’il nous reste. Et ton frère, tu as pensé à ton frère ? S’il tente de nous rejoindre, il ne trouvera qu’une maison vide. Non je suis désolée, Bertille, faisons confiance au guet pour une fois. »

Les bras de la jeune fille tombèrent le long de son corps. Elle serra les poings à s’en blanchir les articulations.

« Faire confiance à cette bande de dégénérés ? Ils ne sont bons qu’à boire !

— Ils ne sont pas tous comme ça, Bertille, et tu le sais.

— Bien sûr que si ! Vivement que les Acanniens les envoient tous à la potence ! »

Une violente toux lui saisit la gorge.

« C’est… C’est à cause de leur maudite incompétence… qu’on en est là !

— Bertille, tu vas bien? »

La quinte empira.

« Qu’i… qu’.. ls.. brû..uuul..tous ee.. ENFF.EER ! » Les mots s’entortillèrent dans sa bouche, s’amalgamèrent en un râle étouffé.

Madeline renversa sa chaise en se relevant, les yeux écarquillés devant sa fille. Ses épaules se désarticulaient. À chaque grognement, les lèvres de Bertille se cousaient, ses orbites s’obstruaient de peau, et son front s’aplatissait sous un tissu gras et épais.

Ce qui faisait autrefois la beauté de ses traits s’était dissipé. La rumeur avait enflé, ne laissant place qu’à un ovale sans visage.

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