Le Vrai du Faux

Jacques de Certaines

Si cette lettre est un faux, son auteur est un génie.

L’émoi est authentique dans la Société des Faussaires. Une lettre retrouvée dans des cartons de famille a ébréché le code d’honneur de la Société. L’expert faussaire est perplexe : soit c’est un vrai, soit c’est un faux parfait.

Or le faux parfait n’existe pas.

Le faux parfait, l’imitation impossible à déceler, est défendu par la Société. C’est dans le code d’honneur : “Tout faux doit avoir au moins une imperfection ou incohérence de nature à le rendre identifiable auprès de la Société”. Un tableau peut se trahir par des pigments trop récents ou des clous anachroniques fixant la toile. Une différence de style fait aussi l’affaire. Les faussaires ne sont pas de vulgaires copistes, ils aiment aussi à changer un détail du tableau pour le marquer de leur griffe. Le grand faussaire Bussotti peignait des imitations parfaites. Sa patte ? Il imitait la signature d’une encre plus récente et un soupçon plus violet que celle des grands maîtres. Vous n’avez jamais entendu parler de Bussotti ? C’est la preuve qu’il était le meilleur.

Dans le Registre, les maîtres faussaires enregistrent leurs œuvres, ou leur marque distinctive. Le faux parfait peut exister, mais il est défendu. Si la Société des faussaires ne sait plus démêler le vrai du faux, si un faux-vrai passe pour un vrai-vrai, où va le monde ? À quoi ressemblerions-nous avec trois Jocondes sur les bras ? Ce serait la méfiance généralisée, le contrôle systématique, et c’est la dernière chose que veulent les faussaires.

Nom : Pietro Luridiana
Statut : Non-initié, non-membre, inactif
Période d’activité : 1984  
Faux connus : 1
Autres faux supposés : Aucun
Notes : A sculpté l’une des trois têtes du Canular de Livourne (cf. dossier)

Le code d’honneur impose ce critère de réfutabilité. Ne croyez pas que cela rende la tâche impossible. Si vous jetiez un œil au Registre, vous ne mettriez plus les pieds au Louvre.

Dans les couloirs du Siège, les murmures portent tous cette lettre de Modigliani découverte dans la semaine. Dans la matinée, le président Dardel a gesticulé et demandé des réponses. La chasse à la vérité est lancée par les faussaires. À son bureau, Franck Dardel martyrise son stylo d’impatience. Il attend son unique espoir, un faussaire d’un jour qui ignore jusqu’à l’existence de la Société. Dardel relit une dixième fois la fiche de son invité.

Voici l’homme, précédé par un groom. Dardel retrouve le visage sec, les cheveux ras et le regard alerte vus sur la fiche. À quelques années près. Par prudence, Dardel se fait passer pour un journaliste, cela suffit pour savoir ce qu’il veut. Après avoir échangé deux platitudes avec Pietro, il l’invite à s’asseoir et allume la caméra. Fausse caméra, question de principes.

« Chers spectateurs, bonjour ! J’ai aujourd’hui la chance d’accueillir Pietro Luridiana. Pietro, vous êtes connu pour avoir participé à l’un des plus grands canulars du monde artistique en 1984, le canular de Livourne. Pouvez-vous nous en dire plus ?

–            Oui, bonjour Francis – Franck lui avait donné un faux nom, je ne vous explique pas – ce canular a affolé le monde de l’art à l’époque.

–            Vous étiez alors étudiant, c’est cela ? 

–            Oui, à Livourne précisément. Le Museo progressivo di arte moderna allait organiser une exposition sur la sculpture de Modigliani pour fêter les cent ans de sa naissance.

–            Je précise pour nos spectateurs que Modigliani est avant tout un peintre. Il a commencé en tant que sculpteur avant de passer à la peinture en 1909 pour des raisons pulmonaires. Il a beaucoup produit, peu vendu et est mort d’une tuberculose en 1920.

–            Oui, il a laissé peu de sculptures, finalement.

–            Vingt-cinq sculptures en pierre contre plus de quatre cents toiles dont il a lui-même détruit un certain nombre. Beaucoup de portraits et de nus féminins. L’identification de ses toiles est toujours délicate, une aubaine pour les éventuels faussaires.

–            Ha ha, je n’aime pas beaucoup ce mot. Je ne peins pas très bien : j’ai sculpté.

–            Le canular, revenons-y !

–            Modigliani a surtout vécu à Paris, mais il a passé un moment à Livourne en 1913. La légende locale raconte qu’il avait sculpté quelques têtes à l’époque. Ses amis s’étaient moqués de lui et lui avaient conseillé de les jeter à l’eau.

–            Par plaisanterie.

–            Bien sûr… mais il les a pris au mot ! Il les aurait pris au mot et aurait jeté ses sculptures dans le Fosso Reale. En 1984, Vera Durbè, conservatrice du musée d’art moderne, demanda à draguer le canal pour vérifier si la légende disait vrai.

–            C’est là que vous entrez en scène…

–            Presque ! Trois sculptures sont retrouvées dans le canal. Trois têtes. Plusieurs critiques étudient les têtes et les attribuent bien à Modigliani. Vera Durbè exulte… Jusqu’à ce que, la semaine suivante, je déclare avec mes amis Michele et Pierfrancesco que nous avons réalisé l’une des trois sculptures.

–            Pouvez-vous le prouver ?

–            Oui, nous nous sommes photographiés avec la sculpture que nous avions nuitamment jetée dans le canal. Nous avons été invités à reproduire notre faux à la télévision – pour montrer que nous en étions capables !

–            Qu’en pensait Vera Durbè ?

–            Elle a maintenu jusqu’à sa mort que les sculptures sont authentiques.

–            Vous en sculptez une ; et les deux autres ?

–            Un peintre du port de Livourne. Angelo Froglia. Il est sorti de l’ombre peu après nous.

–            Des preuves ?

–            Angelo s’est filmé en train de sculpter les deux autres têtes. Lui aussi est passé à la télé.

–            Mamma mia. Votre opération a donc complètement discrédité certains experts de Modigliani.

–            C’est bien plus que ça. Bien sûr, Vera a perdu son poste de conservatrice après ce camouflet. Mais c’est aussi un symbole. La rumeur est le meilleur allié du faussaire. Celui qui sait allumer ce feu pourra se cacher dans la fumée.

–            Et quelle est l’étincelle qui met le feu à la poudre aux yeux ?

–            Personne ne veut être celui qui dit que la sculpture n’est pas de Modigliani. Si deux experts ont parlé avant moi, je ne veux pas être le seul imbécile à dissoner. Je risque ma réputation, autant dissoudre mes doutes dans le flot de la rumeur.

–            Pour vous c’est avant tout un canular.

–            C’était un très bon moment. Pour Angelo, c’était aussi une opération vouée à vérifier jusqu’à quel point les gens, les critiques, les médias sont capables de créer des mythes.

–            Ce sont ses mots exacts.

–            Et il n’a pas tort. Sans tout le tapage des médias, la mèche de notre pétard n’aurait jamais pris. »

Dardel marqua une pause. Il liquida son verre d’eau pour ménager un silence théâtral avant d’amener l’affaire de la lettre. Il aimait les effets dramatiques, même devant une fausse caméra. Modigliani est l’ami des faussaires. La Société avait eu une petite frayeur en 2017. Le Palazzo Ducale de Gênes avait organisé une grande exposition, qui fut fermée en panique à la suite de soupçons de faux Modigliani. Les brebis galeuses de l’exposition. Que reproche-t-on à ces toiles, que l’œil profane admire avec ferveur ? Le faussaire aime la rumeur, il préfère le silence. La Société a ses armes pour faire circuler la rumeur. Certains experts sont assez éclairés pour savoir qu’en repoussant la limite si vaporeuse de la vérité, chacun peut y trouver son compte. Les faussaires ont leurs amis. Par pudeur, je garde le silence sur ces experts dont certains sont de très grands noms.

« Revenons donc à la lettre, voulez-vous. Marc Restellini, grand historien de l’art et spécialiste de Modigliani, a découvert cette bombe dans des cartons de famille. »

Dardel avait articulé Restellini avec tout le mépris dont il était capable. Cet homme était, sans le savoir, l’un des plus grands adversaires de la Société. Trop intègre pour être approché, l’expert avait même commencé dès 1997 à élaborer un catalogue définitif de Modigliani. Le catalogue force les faussaires à jouer serré. Quand une œuvre surgit du néant, avant de l’attribuer à un grand peintre, on vérifie la présence de celle-ci dans son catalogue. Il se peut que ce soit une toile connue, peinte par Klimt en 1907, volatilisée à Cracovie en 1939. Par moments, la propriété est une notion relative. La toile refait surface, nous savions qu’elle existait, et une expertise plus tard la voilà au musée. Il arrive aussi qu’un descendant de Picasso sorte de sa musette une cinq-millième sculpture du grand polygoniste. Si les matériaux, les dates et le style correspondent, cette statuette dont personne n’avait entendu parler – parce que c’est un mardi pour Picasso – est reconnue comme œuvre de Picasso. Modigliani a peint des centaines de toiles, nombre qu’il a lui-même réduit… Les contours de son catalogue sont flous. Une aubaine quand certains de ses tableaux valent plus de dix millions d’euros. Mais Restellini s’est senti obligé de dresser un catalogue définitif, au dam et regret de la Société.

« Avez-vous entendu parler de cette lettre, monsieur Luridiana ?

–            Avant tout le monde Francis ! Je reconnais que c’est une lettre étonnante. De la main de Modigliani, c’est une lettre à son protecteur Léopold Zborowski.

–            Grand nom du milieu, à l’époque.

–            Cette lettre donne des instructions précises pour déclencher un cyclone dans le monde artistique. Modigliani prévoit une exposition en 1984, pour les cent ans de sa naissance. Il ne prévoit d’ailleurs qu’une petite exposition, sans prévoir que sa cote monterait si haut après sa mort. Il laisse entendre qu’il a fait ce qu’il fallait pour que l’idée de cette exposition surgisse au bon moment à Livourne. Il explique à Zborowski que les gens savent qu’il sculptait lors de son passage à Livourne. Il veut jouer de la rumeur du défi du Caffè Bardi : les sculptures existent bien mais il ne les a jamais jetées dans le canal. Les trois têtes sont cachées, il indique où les trouver.

–            C’est un peu gros, quand même.

–            La suite de la lettre est sur le même ton, le projet est très proche du canular de Livourne. Deux groupes – capables de sculpter – pour une plus grande fiabilité. Il émet l’idée de se faire photographier avec les statues avant de les jeter dans le canal. Il n’avait pas imaginé qu’Angelo irait jusqu’à se filmer en train de sculpter une statue identique.

–            Et quel était son but ?

–            Déclencher “un cyclone”. Ce n’est pas tant un canular qu’une opération esthético-artistique destinée à vérifier jusqu’à quel point les gens, les critiques, les médias sont capables de créer des mythes.

–            Ce sont les mots d’Angelo, dit Dardel qui connaissait bien son dossier.

–            Non, ce seraient ceux de d’Amedeo Modigliani, texto dans la lettre. 

–            C’est fou cette histoire. Vous allez maintenant dire à nos téléspectateurs ce qu’il en est, nous sommes tous impatients de le savoir !

–            Non.

–            Je vous demande pardon ?

–            Je ne sais pas ce qu’il en est. J’étais avec deux amis, mais ce n’est pas moi qui ai eu l’idée du canular. Nous avons effectivement sculpté une tête… mais en y réfléchissant rien ne me dit que c’est la tête qui a été jetée dans le canal, celle qui a été authentifiée. Les spécialistes comme Vera Durbè ont toujours maintenu que c’était une sculpture de Modigliani, peut-être ont-ils raison.

–            C’est absurde, ça voudrait dire que…

–            Cette lettre m’a vraiment surpris. De ce que je sais, rien n’indique que cette lettre est fausse. Angelo Froglia en savait plus que nous.

–            Et ?

–            Il n’est plus là pour le dire. »

***

Minuit. Dardel s’écroule sur son bureau. Il est dans un canyon, sa tête entourée par les plateaux de rapports qui ont convergé au long de la journée. Dans la collection privée de la Société des faussaires, deux des trois têtes de Livourne prennent la poussière. Dardel refuse de dormir sans savoir si ces cailloux valent des millions ou n’ont qu’une valeur historique – et sentimentale pour les faussaires.

Les rapports sont formels. L’encre et le papier sont d’époque, la calligraphie pourrait être celle de Modigliani, les dates et lieux d’envoi sont cohérents. Dardel se ressert un cognac avant d’attaquer le rapport suivant. Si c’est une lettre de Modigliani à son protecteur Zborowski, comment Restellini l’a-t-il en sa possession ? À sa mort, Zborowski l’a léguée au peintre Isaac Antcher, qu’il protégeait également. Et avec la lettre, la mission du canular. Suivant et adaptant les instructions de la lettre, c’est lui qui aurait tiré les ficelles du Cyclone de Livourne. Et la dernière pièce du puzzle : Marc Restellini, petit-fils d’Antcher, spécialiste de Modigliani par un heureux hasard – auquel ne croient pas les faussaires – qui ressort la lettre de cartons de famille. Dardel essuie une goutte de cognac de la fiche de Restellini qu’il connaît par cœur. Historien de l’art réputé, directeur de musée, fondateur de la Pinacothèque de Paris. Quel intérêt a-t-il à inventer cette histoire ? Aucun. Mais le canular de Livourne est un classique des manuels de faussaires, il est invraisemblable que les faux soient en réalité de faux-faux. Par conséquent, des vrais !

Restellini risque sa réputation, mais la rumeur dira tout de suite que la lettre est authentique. Le public voudra y croire, et gare à l’expert qui se mettra en travers du flot de la rumeur. Soit la lettre est un faux, soit son auteur utilise une arme de faussaire au service de la vérité ce qui est d’un singulier manque de goût.

Dardel ferme les yeux. Il est affalé dans une mêlée de courbes que rendrait à merveille le trait ample de Modigliani. Ses paupières sont les yeux absents des portraits du maître, ceux que l’on tourne vers l’intérieur.

Si cette lettre est un faux, son auteur est un génie.

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