Éprise de l’écho passager

Angélique Grimault

Le bruit court qu’elle est partie, pour de bon cette fois, elle ne reviendra pas. J’ai toujours  su qu’elle était spéciale, vous savez, pas dans le sens d’étrange, mais plutôt différente. Elle avait  sa façon propre d’être là, dans la même pièce que vous, et en même temps si loin, dans une  forme de réalité incommensurable. On pouvait lire en elle à livre ouvert, sans pour autant ne  rien connaître avec certitude. Elle avait cette faculté à défier l’indubitable par son seul passage,  ne laissant de place qu’au mystère et à l’imagination. Elle avait été cause de bon nombre de  mes maux, mais j’avais aussi été la source qui l’eut un jour alimentée. Elle était vice mais  ingénue, contestée mais partagée, mortelle mais résécable. Elle jouissait de ce pouvoir à vous faire sortir de l’obscurité pour vous amener vers de plus profondes abyssales, vous apporter un  instant le triomphe de la reconnaissance cruellement accompagné par le supplice du jugement. Qui put lui en vouloir sachant que vous et moi étions les rouages nécessaires à sa naissance,  son intensité, sa perpétuation ? C’est ensemble que nous lui donnions la possibilité de son  existence et l’amplitude de sa toute-puissance dévastatrice. 

Son absence était soulagement et dépérissement. Elle était d’une beauté chimérique et  indescriptible, de celle qu’on idolâtre et qu’on maudit à la fois. Elle m’avait fait connaître la  lumière, glorieuse, éblouissante, aveuglante. Je m’effaçais à présent vers la pénombre,  indifférente, ignorée, et conduisant fatalement au néant. Elle avait éveillé ce halo en mon être,  à la vitesse de ceux qu’elle avait rencontré, pour l’éteindre comme braise dans un océan. Je  l’avais haïe, fut un temps, pour ne pas être fidèle à la réalité dans laquelle je pensais vivre. J’ai  compris plus tard, qu’elle était elle-même une parcelle du prisme à travers lequel on pouvait  interpréter une autre forme de réalité, celle existant dans l’entendement de l’observateur et non  nécessairement dans les faits. Elle avait construit et étoffé mon aptitude à interpréter le  jugement, questionner les hypothèses, distinguer les dires des faits. Bien qu’il lui arrivât d’être  emprunte de justesse et révélatrice de vérités dissimulées, elle pouvait aussi et souvent s’avérer  insidieuse et créatrice des plus grandes affabulations. Au fur et à mesure de son chemin, elle  pouvait emprunter d’autres voies, se transformer et se reconfigurer selon des possibilités  infinies. Son génie demeurait sans nul doute dans son habileté à préserver l’identité de son  précurseur. 

L’ennui est sûrement sa raison d’être, et le tourment de ses détracteurs sa raison de  subsister. Son intensité n’aurait pu s’éterniser, bien qu’elle eût cette capacité à se nourrir et  prospérer par la force de son public, plus actif qu’observateur. Elle s’attaque à la différence, à  la marginalité, à ce dont elle fait défaut et cherche à convoiter. Qui se croit en être à l’abri, n’est  au final que protégé dans sa propre réalité, extérieure au monde dans lequel elle sévit. On ne  peut la contenir ou la neutraliser, car en parler ou tenter de s’en affranchir, c’est l’alimenter. Elle se nourrit des peurs, des faiblesses, des craintes, de tout ce qu’on pourrait chercher à  démentir ou rejeter. Elle cherche sa complétude dans la dissemblance, car il n’y aurait d’intérêt  à débattre de ce qui nous est commun et établi. Elle trouve parfois sa justification dans la  recherche de vérité ou de compréhension, par rapport à quelque chose qui ne nous serait pas  familier. Il arrive néanmoins qu’elle soit mensongère, et serve d’arme offensive utilisée à des  fins immorales, et diffusée dans le seul but de préjudicier.

Longtemps j’ai cherché à la fuir, à m’en éloigner physiquement, comme si elle avait une  existence matérielle dont on pourrait se démunir. Elle subsistât malgré moi, et je compris qu’elle  existait bel et bien, de manière substantielle, à travers chaque être dont elle s’était éprise, et  qu’elle avait su envoûter. Elle était difficilement résistible, par son charme et son magnétisme,  qui en fît succomber plus d’un. Aussi j’ai tenté de la nier, de réfuter son existence, comme si  l’ignorer allait la faire s’évanouir, en vain. Elle sillonnait planétairement tout autant que  psychiquement, ne me donnant la possibilité de m’en soustraire. Comment aurais-je pu faire cesser une condition sur laquelle je ne possédais pas de contrôle ? Bien qu’elle me concerne directement, ce fut comme si je n’étais plus maîtresse des faits dont elle me calomniait, que je  n’avais plus aucun ascendant sur la représentation de ma propre personne. Je me résolus donc  à l’accepter jusqu’à en être indifférente. C’est sûrement à ce moment qu’elle me quittât, me  laissant seule, démunie, face à moi-même. 

Comment pouvais-je dorénavant exister si ce n’était à travers elle ? J’avais espéré  abondamment ce moment de libération, ce moment où elle s’envolerait et m’exempterait enfin.  Elle avait été acharnée, inassouvie, redoutable, et avait su distraire les esprits un temps. Elle  s’était créée, répandue, propagée, déferlée, telle une vague scélérate, jusqu’à m’atteindre de son  écume. Elle s’était délectée de mon impuissance, ravivée par mes vaines dénégations, me  rendant désarmée, inapte à la moindre réaction d’autodéfense. Tous les moyens que j’eusse pu  user pour changer la donne, n’avaient fait qu’amplifier sa présence et son ampleur, offrant de  nouveaux ragots sur lesquels converser pour tous ses sujets captivés. C’est dans l’acceptation  que j’avais su trouver la paix, dans la désinvolture la quiétude. Je m’étais faite à l’idée que je  ne pouvais maîtriser ce qui était extérieur à mon environnement, que je n’avais d’impact sur  l’entendement d’autrui, ni sur le choix qu’il opérerait entre faire taire ou propager. 

Elle était partie et ne reviendrait pas, pas cette fois. Elle avait frappé de sa toute puissance, fomentant trouble et défiance à mon égard, jusqu’à épuisement. Le tumulte ne  laissait de place qu’à l’inanité désormais, ne pouvant se raviver à partir du néant. J’avais allumé  la flamme dans l’accalmie, déclenché le tsunami dans l’océan. Je l’avais semée et j’en avais  pâti, ayant aspiré à la considération, je me dissolvais finalement dans l’anonymat. Il fallait  qu’elle revienne, qu’elle me ramène en son épicentre. Il fallait que je la relance. La rumeur.

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