Louise Dubrulle
Cette année, comme chaque année, elle a déposé une lettre dans ma boîte aux lettres. Je l’ai vue depuis ma fenêtre, elle est arrivée par la rue à gauche, a déposé l’enveloppe en soulevant l’ouverture de la boîte puis, sans un regard vers moi, elle s’est retournée et s’en est allée. Nous y voilà. Cette année, comme chaque année, elle a déposé une lettre dans ma boîte aux lettres.
Je m’habille et je descends les escaliers. Mon téléphone vibre. « Joyeux anniversaire ! Passe une super journée, hâte de fêter ça ensemble ! ». C’est le vingtième message depuis ce matin. Elle n’en a écrit aucun d’eux. Elle préfère me faire lire ses mots sur du papier crème. Et, comme chaque année, je comprends par ces mots qu’elle ressent la même chose que moi.
*
« Joyeux anniversaire ! s’exclame mon frère en ouvrant les rideaux. Allez, debout ! Prête pour une journée de folie ? »
Il a prévu de m’emmener sur sa moto et de rouler dans les champs autour de chez nous. Il sait que j’aime rouler avec lui, même si sa conduite n’est pas d’une prudence extrême. Franchement, si je meurs le jour de mes vingt-deux ans, de quoi aurais-je l’air ? Je lui dis que je suis partante, mais qu’il doit faire attention.
Ma mère a prévu un déjeuner parfaitement à mon goût. Elle insiste pour me faire plaisir, me sers trop, mais je ne dis rien. C’est elle, en réalité, qu’on devrait célébrer aujourd’hui. Je n’ai rien fait pour venir au monde. Tout le mérite lui revient. Je la célèbre en finissant mon assiette.
« Quand tu verras Lily, ce soir, me dit-elle, tu voudras bien lui demander de me redonner mon accordeur ? Je sais qu’elle en avait besoin d’urgence, mais trois semaines ça commence à faire long. »
Lily a organisé une fête pour moi, ce soir. Sur les vingt personnes invitées, je sais qu’elle ne figure pas sur la liste. A vrai dire, il n’y a absolument aucune raison pour que je l’y vois. On ne se parle plus depuis des années. Pourtant, une partie de moi espère la voir ce soir. C’est la même partie de moi qui espère la croiser à chaque coin de rue, même si tout me porte à croire qu’elle a quitté la ville. Je ne la verrai donc pas ce soir. J’espère que Lily a acheté assez d’alcool pour que je n’y pense plus.
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Elle m’écrit des souvenirs. Elle a toujours aimé écrire des lettres. Souvent, elle me regardait dans les yeux et me disait, d’un air innocent : « J’aimerais bien qu’on m’écrive des lettres, moi aussi. » Alors, elle pense que je ne lui réponds pas. Mais je lui parle dans notre langue, sur notre site internet.
Je publie des images symboliques, j’extrais des vers de poèmes, je pioche des lettres dans l’alphabet quand je pense à elle et que je veux qu’elle le sache. Et elle me comprend. Elle me répond dans le même langage.
Elle me dit qu’elle regarde les photos de nous deux, qu’elle a gardé ce journal dans lequel elle décrivait nos journées quand on ne faisait rien d’autre que se regarder et s’embrasser. Elle a tout conservé. Cette année, elle me dit qu’elle se sent seule et qu’elle a besoin de moi. Si elle fait semblant de m’avoir oubliée, ce n’est que pour échapper à ses sentiments. « Je t’aime, mais ne me le dis pas. Ce n’est qu’un bruit qui court. »
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Quelqu’un devrait dire aux amis de mon frère qu’avec un tel manque de confiance en eux, ils passeront à côté du monde. Ils font tourner le joint et la fumée vient cacher leur visage. J’y vois ses yeux, puis ils disparaissent.
Mon frère allume l’enceinte qu’il a apportée et nous incarnons l’image d’un groupe de spectateurs d’un Woodstock moderne. Nous nous allongeons entre les épis de blé et l’heure devient la seconde. Puis, mon frère regagne sa moto et je le suis. Nous roulons jusqu’au ciel rose – le même ciel que celui qu’elle aimait regarder avec moi, il y a des années.
Surprise. A peine rentrée à la maison, ma mère m’emmène dans la rue d’à côté. Elle me montre une voiture, capot gris, vitres noires.
« C’est pour toi. Joyeux anniversaire.
– Non, sérieusement ? Pour moi ? »
La liberté dans une clé Toyota. Ils me somment tous de l’essayer, alors je m’exécute. Je fais le tour du quartier deux fois, je ne le verrai plus jamais comme avant. Je vais pouvoir me rendre chez Lily avec ce soir, peut-être même frimer un peu. Les curieux penseront peut-être que je gravis un peu trop vite les échelons. Enfin, nous ne traverserons plus jamais le pays dans la vieille Clio de Lily. D’ailleurs, je vais bientôt y aller.
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« J’ai pensé à toi toute la journée.
– J’espérais que tu sois là.
– Je sais que tu fêtes tous les ans ton anniversaire chez Lily. Je n’ai pas fait d’effort. Tout le monde s’étonne de me voir ici.
-Ils ne savent pas pour nous, mais ils en parlent.
-Ils parlent de nous ?
-N’en parlons pas. Tu me manques. Que faire quand tu me manques ?
-Que je te manque, tu me vois. »
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« Hé, ça va ? Qu’est-ce que tu regardes ? »
C’est Lily. Elle apporte des bières et de la vodka. Elle me propose de choisir, je ne l’étonne pas en préférant l’alcool fort. Alors que la température de la pièce s’élève au fil des chansons qui défilent, je danse sans visage et sans corps. Je sens mon cœur qui bat et quand il bat trop fort, je m’arrête de danser et j’écoute les murs parler. « Pauvre fille. » « Tu te fais du mal. »
Dehors, la pluie bat son plein. C’est un orchestre qui tombe du ciel en symphonie. Des filles dansent devant moi et je m’installe sur le canapé. Je les regarde avec mes yeux embués d’alcool. Je me souviens de la dernière fois qu’elle a dansé devant moi. C’était il y a si longtemps. Pour qui danse-t-elle à présent ? « Tout le monde, sauf toi.»
Lily m’appelle, il faut absolument que je vois quelque chose. Au début, je ne comprends pas, je les contemple sourire mystérieusement. Puis, ils s’écartent et j’aperçois la pile de cadeaux qui se trouve derrière eux.
Ils m’aiment, je les aime, je suis émue. Les murs me demandent de pleurer pour traduire ma reconnaissance. Je ne les écoute pas.
*
Tout disparaît et je la vois au milieu des cadeaux. Elle écarte les paquets en se levant et sa robe caresse chaque partie de l’univers. J’entends venir mon nom, au loin, mais je ne le repousse pas. Elle s’approche de moi.
« C’est donc ce que tu attendais ? Mon visage au milieu des présents ?
-Je ne sais pas. »
A côté des paquets, l’atmosphère se condense. Des rires surgissent de l’air et je prétends ne pas les entendre. Elle s’approche de moi à nouveau et me laisse contempler ses lèvres le temps d’un instant. Je ressens jusqu’à l’odeur de son parfum. Elle se penche à mon oreille et mes yeux fixent le mur devant moi. Ma peau se couvre de son souffle chaud et je l’entends me dire :
« Ce n’est pas réel. »
Je n’en suis pas sûre. Il ne faut pas croire ce que tout le monde dit.
*
« Ils me plaisent énormément. Vous êtes fous, merci pour tout, vous n’auriez pas dû ! »
Je passe les dernières minutes de la première journée de mes vingt-deux ans à boire joyeusement avec Lily et les autres. Le temps se distord, mais il est bon. Le lendemain, je me réveille tout habillée. Je prends les clés de la liberté et je rentre chez moi. Toujours pas de message. Cette année, comme chaque année, elle m’a oubliée.
Je prends une douche et la buée dans ma tête s’évapore peu à peu. Je retrouve la lucidité et, par la même occasion, les morceaux de mon cœur étendus sur le sol. Je les ramasse et les recolle, comme chaque jour, puis je vois ma mère, mon frère, mes amis. Nous les rassemblons ensemble.
Devant ma fenêtre, je vois les branches des arbres s’éveiller. Elles s’étirent et baillent en me saluant. Assise à mon bureau, je sors une enveloppe d’un tiroir. Je regarde les photos et je lis les premières pages du journal. J’allume mon ordinateur. Elle ne parle pas de moi sur ses réseaux sociaux. Les murs retentissent : « Pauvre fille. » « Tu te fais du mal. » Alors, je referme l’enveloppe, la replace dans le tiroir, et j’éteins mon ordinateur.
Je regarde le sol en y apercevant à nouveau, et sans surprise, les morceaux de mon cœur. Je me penche pour les ramasser. « On dit qu’elle t’aime encore », dit une voix dans ma tête. Pourquoi l’impossible est-il si difficile à faire taire ?