Lucas Besème
Prologue
Avant le monde s’adaptait. Du berceau au cercueil, la société comblait le moindre de nos désirs. Aujourd’hui tout est différent. S’habituer. S’adapter. Deux verbes communs aujourd’hui. On les sous estimait avant… On les galvaudait. Personne ne voulait en entendre parler. L’adaptation n’était alors bonne que pour les animaux, dont le destin ne tenait qu’à une seule question: “peux-tu servir l’intérêt humain?” Aujourd’hui tout est différent. L’homme se confortait depuis trop longtemps dans ce sublime mensonge, qu’il était en capacité de formater le monde, d’exiger de ce dernier de se plier au moindre de ses désirs. Un joli mensonge qui ne s’embarrassait pas de vieilles valeurs telles que l’adaptation. Ce qui fonctionnait alors c’était l’éducation. L’homme pour l’homme, s’élevant par lui même et pour lui même. Aujourd’hui tout est différent. L’ancien monde avait domestiqué l’homme. Des bovins, incapables de s’adapter à un changement d’environnement brusque. Lors de l’effondrement, ils s’étaient dévorés entres eux… Ne restaient que ceux qui avaient en eux, encore un peu de cette tension primaire qui motive la survie. Un peu de cet instinct vital, véritable réflexe primitif qui, subsistait encore dans leurs gênes, enfoui et calfeutré sous des siècles de confort. Une petite voix sous leur peau, une pulsion de rien du tout, un influx nerveux de pacotille, dont presque tous avaient oublié la présence. Mais qui, au moment venu, lorsque les repères d’une société repue volèrent un à un en éclats, se manifesta. Ces jours-là, alimentée par la peur d’être à nouveau une proie. Cette peur que l’orgueil humain se vantait d’avoir éradiquée. La petite voix jaillit. Et, se répandant à toute vitesse, de cellule en cellule, à coup de raz-de-marée sanguin dans les veines, et de paquets de volts dans les circuits nerveux, elle investit le corps humain tout entier. Alors, puisant dans une mémoire primitive qui n’oublie pas. Retrouvant ses marques naturelles. Elle lui hurla,
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6 ans après l’effondrement. Quelque part au sud de l’Espagne.
“Putain Ethel ! Tu bouges ou quoi?” μ- La voix de Cap sous mon hamac me tire du sommeil. Je n’ouvre pas les yeux. C’est inutile. Il est trop tôt, je le sais. Trop tôt pour se lever. Il attendra…
Va-t-il rappeler ? Quelle question. Évidemment qu’il va rappeler. À l’entendre, il est en colère. Du grand Cap, toujours à gueuler. Depuis 6 mois qu’on fait route ensemble, il râle, insulte, et se plaint constamment. Peu importe la situation, il semble ne disposer que de cette unique humeur, et rares les jours où cette tempête de négativité se dissipe. De loin il semble vouer au monde un franc dégoût, qu’il illustre en ponctuant ses interactions avec ce dernier, de bordées d’insultes toutes plus créatives les unes que les autres. De près, c’est pareil. C’est simple, Cap déteste absolument tout de notre situation actuelle. Au début il m’évoquait ces désespérés, sans-repères du lendemain de l’effondrement. Des âmes perdues errantes dans les rues en ruines, qui finissaient tôt ou tard par sombrer dans la folie. Ces hommes-là, n’avaient plus rien d’humain. Ils faisaient peur à voir. Des vestiges, bloqués dans l’avant, traumatisés par la disparition en 1 an à peine, de repères millénaires… À l’époque, je ne lui donnais pas plus de quelques jours de survie et je l’autorisais à me suivre, attendant que le prochain raid me débarrasse de lui. Pourtant, il ne sombra jamais. Et plus étonnant encore, il survécut. Finalement il se révéla même être le meilleur partenaire avec lequel j’avais voyagé jusqu’alors. C’est ça qui était sacrément paradoxal chez Cap. Sous ses airs de fou furieux, il savait s’en sortir. Il survivait. C’était même l’un des meilleurs.
Le vent se lève, et vient secouer les arbres de la forêt où nous dormons. Les arbres se réveillent à leur tour et entament une danse au rythme des bourrasques. Mon hamac, entraîné à leur suite, se lance dans un timide va et vient. Je me laisse bercer.
</ Putain, elle fout quoi? 6h qu’elle ronfle sur son mac la Ethel. Un putain de loir. Ca va la canner un jour. Pof elle se réveillera, la jugulaire sous un opinel des Fac, et chlak adios la Ethel, merci d’être passée, le nouveau monde te salue. Faut qu’elle captes que mes intuitions c’est pas de la merde. Ouais j’ai encore du goût moi. Malgré la bouillie dégueulasse qu’on avale tous les soirs. Même un clebs la boufferai pas, cette soupe. Mais faut bien qu’on se régénère. Vu ce qu’on graille en calories. Des grands coups de 100km par jour, dans les pattes. Et avec ces glisseur qui pètent toutes les 20 bornes tu sais ou tu peux te foutre ton apport journalier. Bouffer des kilomètres c’est la base pour nous les solos. Poses toi trop longtemps, et tu te fais pister par les factions instant. Et vu qu’on existe pas pour eux, zéro scrupules qu’ils ont à nous tacler. Eux, c’est les planqués, à la niche tous les soirs. 54 villes circulaires qui jalonnent l’Europe de l’ouest et du nord. Normal, restait que ça. Cramé partout que c’était. Restait que la vieille Europe, encore vivable, après les guerres nucléaires, les tempêtes de particules et les éruptions solaires. Du coup, dans le coin, pas mal de gus ont survécu, mais sans repères ils étaient. Et le vide social laissé par l’effondrement, bah ça a pas trop plu. Alors quelques gars pas cons et quelques gars puissants leur ont proposés de rejoindre les factions, pour pas crever. La grande frousse, c’était l’air. Plein de particules qu’on le disait. Faux et archi faux! Mais les bouseux ils y pigeait que pouic, alors ils ont foncé. Droits dans les facs ! Fallait voir la brochure: une technologie pour les protéger, un peu de bouffe, un job, un toit, des nouvelles lois. Tout ce qui leur manquait. Pour moi risque zéro qu’ils me chopent avec ça. Pas un mot que je porte dans mon coeur sur ce torchon. Ça puait le traquenard. Et pour un traquenard ça en fut un sacré. Dans ces cercles, vous étiez coincés dans des mini-bulles d’atmosphères de 4 km de diamètre. Un air synthétique, une ville millimétrée, un système de classement et une surveillance permanente, bref le rêve. L’effondrement, pour eux, c’était l’occasion de bâtir, l’utopie dégueulasse que la démocratie empêchait avant. Et tous les amortis 2.0 se sont jetés dedans, tête la première. Facile, vu ce qu’on leur a agité devant les yeux: En plein dans le gros titre, la seule valeur que leur éducation spé-canapé leur avait appris à reconnaître: la sécurité. Et de là, ils ont pu les baiser au calme. Et nous pour rester libres, on s’est taillé. Bah ouais, pour donner vie à un tel merdier, mieux vaut pas trop compter sur la votre.
μ- J’ouvre les yeux. D’après les minces filets de lumière qui peinent à percer les frondaisons, il doit être 6h, 6h30 tout au plus. Bien trop tôt pour entamer quoique ce soit. Hier on a appris qu’on avait de l’avance sur les traceurs de la faction 6, alors on s’est offert deux jours de repos, dans cette clairière du sud l’Espagne. Mais bon j’imagine que Cap n’a pas la même définition de repos que moi.
“Bon qu’est ce qu’il y a ?”
“Je t’ai dit. Une intuition cette nuit putain, tu captes? Descend vite on prend la route!”
“t’es chiant Cap, on bougera demain”
Je me rendors. Je l’entends grommeler en bas. Il va râler. Tant pis. De toute façon je lui donne 10 minutes avant de revenir à l’assaut. Comme d’habitude. Quand il a une idée en tête il ne renonce jamais. Surtout depuis la mise en place du “projet”. Le “projet” c’est une idée de Cap. Ça lui est venu il y a trois mois, et ça a motivé toutes nos actions depuis. Tout est parti d’une découverte. À l’époque on longeait la côte dans l’espoir de repêcher des restes de civilisation. En effet, 6 ans après les catastrophes, fouiller les villes en ruines ne servait plus à rien. Elles avaient déjà toutes été mises à sac par les factions. Mais de façon étrange la mer, elle, continuait régulièrement de recracher, des vestiges du monde d’avant sur les plages. Ainsi il n’était pas rare lorsqu’on marchait sur la côte, de tomber sur des objets de l’ancien quotidien. Montres, iphones 13, et machine à café côtoyaient ainsi bigorneaux et algues sur les rochers, dans une parfaite cohabitation. Comme si ces objets s’étaient d’un coup souvenus de l’origine naturelle de leur composition et tentaient désormais de renouer avec leur généalogie. La mer m’évoquait alors une enfant espiègle, qui ayant profité de la panique générale pour subtiliser des trésors en douce, était désormais innocemment lassée par ses découvertes, et les dilapidait joyeusement au gré des marées, comme on laisse traîner un jouet dans une chambre. Charmant tableau, post apocalyptique me direz vous. Cap lui, y voyait plutôt une forme de vengeance. La façon de rejeter avec dédain ces objets qui avaient su capter toutes nos attentions, et pour lesquels nous lui avions tourné le dos, était pour Cap sa revanche sur des siècles de surpêche et de pollution… Toujours est-il que longer les côtes était pour nous, la promesse de belles découvertes. C’est ainsi qu’un jour au détour d’une falaise, nous le vîmes. Il était niché, à l’abri du vent, dans une petite crique. Le genre de crique qui avait su, par sa position reculée, et ses falaises à pic, résister aussi bien aux assauts des estivants parisiens qu’aux guerres de l’effondrement. Nous l’aperçûmes d’un coup, imposant par sa taille dans le paysage de la crique exiguë. Il était là, sur la plage, à même le sable fin, couché sagement sur son flanc. Il semblait nous attendre, plongé dans un profond sommeil. Le Masque, un Yacht Carver C52, bijou de la marque américaine éponyme à la veille de l’effondrement. Je n’y connaissais rien en bateau, mais aux grognements ébahis qu’émettait Cap, on devinait qu’il s’agissait d’une sacré découverte. À l’intérieur, aucune trace du propriétaire, mais un carnet de bord rédigé en anglais, et daté de 2 years after the fall, donna immédiatement à Cap une idée.
“T’as vu? Sont pas tous crevés de l’autre côté. C’était sur putain. Les factions mentent comme d’hab. Maintenant le projet c’est voler du matos, retaper cette bécane, et partir faire le tour de ce monde de merde. Tu suis?” C’était aussi simple que ça. Cap portait bien son nom. Il venait en une phrase, de nous donner un objectif. Après des années d’errance au jour le jour, Cap nous avait fixé un cap. Survivre on savait faire, on l’avait suffisamment prouvé. Maintenant on allait vivre.
“CRAC” Une branche cède dans un arbre voisin. Je sursaute et ma rêverie m’échappe. “Et merde” me voilà parfaitement réveillée. Peu importe je continue à feindre le sommeil. Cap attendra.
</ Tiens Ça bouge dans les arbres… Et l’autre tête de brique qui dort encore. Et bah qu’elle ronfle. Mais 10 minutes pas plus. Tic Tac Boum, pas une seconde qui file. Dans 10 fois 60 secondes, dring, de retour, wake up ! C’est pas un jeu, c’est de la survie. Sois tu piges les règles soit tu crèves. Comme le réveil de ton iphone qui te rappelait d’aller te pendre au taf: bip bip bip, 6h45, café, cravate, noeud coulant, un convoi à bestiau, et rdv 7h30 à la k-fête, pour une séance de léchage de cul. Sois pas en retard chéri, sinon adios la thune et les vacances à St trop. Fallait coffrer des nouvelles peurs vu que les gus étaient transfusés à la sécu dès le berceau. Smile t’es en sécurité. Pour votre sécurité…, pas une putain de notice qui démarrait pas comme ça. Aujourd’hui Dans les factions c’est pire. Mais à l’époque fallait pister les changements, parce que ça la joue subtil en face: Pour votre sécurité, cet espace est vidéo-protégé. Y a rien qui fait tilt? Tu te couches un soir et le matin d’après, les espaces vidéo-surveillés sont devenu vidéo-protégés. Toi tu vois rien parce que la seule chose que tu vois c’est ton paquet de corn flakes vide, et ta journée de 8h qui s’annonce. La réalité on la crée en partie. Et les mots c’est la matière première. Le truc fashion c’est les mots cons-forts, soyez à l’aise, soyez puissants, mais réfléchissez pas trop. Les mots sont vos potes. Rien ne vient taper vos tympans en coton. La guerre des institutions c’était ça : mots conformes comme mots qu’on forme, et mots d’élysée qu’on modélise pour remplacer les mots d’ordres qui peuvent mordre . L’autre Ethel et moi on sait ces trucs là. On sait aussi que c’est pas eux le blème. Le truc c’est qu’on rentre pas dans le moule. Alors peut être que toi, tu trouvera ton bonheur dans les médocs et les notices. Mais nous on préfère la vie casse gueule. La vie qui bouge, celle qui racle, et qui tonne, faite des mots qui explosent en silence. BAM CHAK VLAN Incisif; Percutant; Vivace; Ardent. Nous c’est le mouvement: la fougue des bruits bleus et les silences rouges.
μ- Le bruit du glisseur de Cap qui se met en route me réveille. Il part faire un tour. Parfait j’ai encore 10 minutes devant moi. Cap? D’autres n’auraient pas tenu deux jours à ses côtés. Moi? Je m’en fous. Aussi odieux qu’il puisse être, il n’en reste pas moins le meilleur solo avec qui j’ai collaboré depuis longtemps. Et même si on ne parle que peu, il semble dénicher sous sa montagne de négativité une once de respect pour mes capacités à l’arc. C’est infime, mais ça suffit. Ainsi, un regard appuyé de sa part, ou un hochement de tête presque imperceptible lorsque nous chassons, valent pour moi plus que mille louanges. De plus en 6 mois de route, il n’a pas semblé un seul instant chercher autre chose chez moi que mes talents de tireuse. Et ça me va parfaitement. Les premières semaines, je ne comprenais pas, comment un être autant chargé de négativité pouvait survivre. Il semblait vouer à la vie plus de haine que tous les suicidaires que l’effondrement avait engendrés. À l’époque ce mystère occupait une grosse partie de mes réflexions. Cap était une énigme. Et alors que nous évoluions ensemble. Joignant nos forces dans notre objectif commun, je m’efforçais de le résoudre. Mais Cap était un mur. Sa seule humeur le rendait impossible à déchiffrer. De plus, nos rares discussions, n’étaient que trop pratiques, pour m’apprendre quoi que ce soit d’intime à son égard. Au fil des jours, je m’étais donc peu à peu résigné à ne jamais découvrir son secret, et à me contenter de ses qualités de survivants…
Mais un jour, je compris.
C’était un de ces jours gris. Un jour triste. On était à bout. La veille notre plan de cambriolage d’un entrepôt au nord de la faction 6 avait tourné au vinaigre. Notre cible était l’un des grands hangars, qui bordent la partie sud de la faction. De ce côté, il y en a 7 au total, et, dans le 4ème, d’après les sources de Cap, se trouvaient des pièces indispensables pour notre bateau. Mais la veille, on avait fait l’erreur d’échanger des prises avec une quelques solos des alentours. Et ces traîtres, nous avaient signalés aux forces de paix de la faction. Ces solos vivaient dans un camp au nord de la ville et ainsi que nous l’apprîmes plus tard, avaient la fâcheuse tendance de trahir les voleurs comme nous, contre de l’huile et des paquets de riz. Ces gars-là n’existaient pas officiellement pour la faction, mais étaient en réalité enlisés jusqu’au cou dans une interdépendance avec la néo-ville. Évidemment on n’avait quasiment rien dit, mais ils en savaient juste assez pour que le lendemain, les entrepôts soient beaucoup trop bien gardés. Nous dûmes abandonner. On avait fait 2 mois de route avant de localiser les pièces, et encore une semaine d’observation pour établir un plan d’action. Cap bouillonnait. Il ne tenait pas en place. Il avait épuisé tout son stock d’insultes à l’égard des solos et voulait le faire quand même. Je refusais. On était caché dans les bosquets, à la lisière de la forêt. 10 mètres nous séparaient des grillages de la faction 6. Ces grillages était plus des délimitations de faits, que de réelles barrières. On passait comme on voulait dans la bulle d’oxygène synthétique translucide qui était contenu dans le champ magnétique, généré par des installations au sol. Ça c’était leur force: théoriquement vous n’étiez pas prisonniers, rien n’empêchait de sortir, et de même les solos bien qu’ils n’existaient pas officiellement pouvaient à tout moment rentrer. Pour une fois je tins tête à Cap.
“Si t’y va c’est sans moi, je t’attendrai même pas… On se tire Cap.”
Il ne répondit pas. Cracha par terre. Et s’enfonça dans la forêt vers l’endroit où on avait caché nos glisseurs. Franchement, je voulais pleurer. Tenir tête à Cap était exténuant. À tenir tête au monde entier constamment, il bénéficiait d’une avance redoutable dans ce domaine. Cette victoire était donc précieuse. Mais Cap allait sûrement me la faire payer très chère, et dans les prochains jours, il risquait de se rendre encore plus détestable. Je m’apprêtais donc à lui emboîter le pas, quand je le vis, prostré, à quatres pattes devant son glisseur. Il ne disait rien, mais son corps tremblait comme pris de spasmes soudains. Je m’arrêtais donc, et c’est là, que je l’entendis. Infime au début puis de plus en plus fort, une sorte de gargarisme discontinu, que Cap semblait émettre du fond de ses tripes… Au début je cru à des pleurs ou à un cri de douleur, mais alors qu’il tournait la tête vers mon air ahuri, il laissa éclater son rire. Cap riait. Pour la première fois depuis 6 mois, je le voyais rire. Un rire effrayant, presque métallique, un entrechoquement de pièces rouillés dans un courant puissant. Cap riait. Ainsi, ce jour là, alors que nous nous enfoncions dans la forêt, filants entre les arbres, telles deux étoiles sur nos glisseurs, la faction 6 pu entendre le vent rapporter deux rires emmêlés, qui, chantaient ensemble une symphonie discordante. Après ce jour, Cap redevint grognon. Mais c’était trop tard, j’avais compris. Depuis le début je pensais qu’il subissait le monde extérieur, et que cette négativité n’était que la réaction d’un homme frustré par son environnement. Mais j’avais tout faux. Cette négativité Cap ne la subissait pas. Au contraire, il la produisait. Et c’était même de là qu’il puisait toute sa force. Ces insultes et cette humeur noire, il les projetait volontairement sur le monde. Il se fabriquait un masque de négativité, derrière lequel il se cachait. Sa mauvaise humeur constante comme carapace, ses grognements comme parade, et ses insultes comme autant de pieds de nez qu’il adressait au destin. C’était un son coup d’avance sur le plateau, sa façon à lui de gagner. A l’ère du strict nécessaire et de la précarité universelle, alors que partout les gens se battaient pour vivre un jour de plus, monsieur Cap s’accordait le luxe de râler. Une insolente défense face à la fuite en avant de nos repères. Une négation de la fatalité dans la fatalité même! Et, comme si cet effondrement n’était pour lui qu’une vulgaire écharde dans son talon, il boudait le destin avec une conviction qui ne pouvait, selon moi, qu’émaner d’une ardente foi en la vie. Ainsi à l’heure où la nature s’était débarrassé du roi argent, Cap se payait le luxe d’être le dernier gosse de riche.
</ Y a du vent ce matin. Ça cogne sec sur l’aileron du gliss. Tire et haut, le Cap ! Profite du vent pour t’élever au dessus des cimes, voir ce qui se trame chez les piafs ! Un grand bol d’air, et un verre de rosée, rien que ça se débarbouille dans les frondaisons ! Tant pis pour la gadji, sait pas ce qu’elle rate encore. Lui faut du sommeil? Qu’elle dorme ! On sait pas quand on aura l’occasion de roupiller comme ça encore. Moi je régénère au soleil ! Une baffe d’UV post apocalyptiques à travers les fenêtre de la couche d’ozone. Un shoot d’air, et de vent dans la gueule, du genre qui fait valser tes babines. Et l’autre Ethel qui dort. Dur dur de lui en vouloir. Loin d’être conne de toute façon. Quand je l’ai vu au barrage de Tildo, j’ai su direct. T’avais qu’à la regarder parler, elle racontait la France, avec un putain de beau discours, le genre que tu mattais dans ta série netflix de merde en bavant sur tes coquillettes pesto à l’époque ou le destin avait pas encore régalé une grande claque de daron à toute la génération d’amortis 2.0. Bah ce soir là, au barrage, tous les abrutis qui l’écoutaient se bavaient dessus. Retour à l’école élémentaire les mioches. T’aimes bien la nouvelle maîtresse? On en rediscute au réveil quand t’aura les poches vides et un marteau piqueur qui tabasse ton crâne trouduc. Ce soir là tous ils sont tombés amoureux les rats, la moitié grâce à la gnole et l’autre grâce aux jolis mots qu’Ethel leur jetait à la gueule. Comme on jette un Os à un clebs. “Solidarité” “reconstruction” “donne la patte” “reprend de la gnole” et “fais dodo trouduc”. Une gow assez intelligente pour dépouiller les solos et tromper les factions. C’était un miracle dans ce trou à rat. Alors ouai on est pas les mêmes du tout, mais on bastonne le monde pareil. Par contre si j’avais été con j’aurai rien vu venir. Cette gow elle passe d’une vraie petite fille modèle inoffensive à une tigresse enragée en 20 secondes. T’as jamais vu ça. Cherche pas à la décrypter. À ce jeu là aussi elle te nique. C’est con mais tu lui cachera rien. Elle lit déjà en toi. Même le Cap s’est fait avoir. Pourtant je lui donnais du gros fil à retordre. Mais elle a fini par capter. Elle a vu des trucs que moi même j’avais pas cramé. Ça me fout les jetons ses analyses. Parfois elle tire ses conclusions à haute voix. Mais pas question de lui montrer qu’elle tape le mille. Reste incassable le Cap. Sois roc, solide laisse couler.
μ- Je suis sur pied. Il n’est pas encore rentré. J’entame un rangement sommaire du camp, et m’évertue à rallumer notre feu. L’image de Cap souriant au vent, filant sur son glisseur, me fait sourire à mon tour. Ce sourire, je ne l’ai jamais revu. Mais je sais qu’il existe, et depuis le monde me semble bien moins terne. Tout est cohérent, sa force, son instinct précis, son sens aigu de la vie, tout découle de cette foi en la vie. Ce masque n’est qu’une mascarade, un moyen de se prouver sa supériorité sur nos vies de merde. Pour le comprendre, il faut comprendre ça: le Cap avec qui je voyage depuis 6 mois c’est un optimiste. Un joyeux forcené, qui comme tous les optimistes a une confiance aveugle, dans le destin, et s’attend à croiser chaque jour les signes de sa bonne étoile. Sauf que là le destin il est sur répondeur depuis 6 ans. Et ça Cap il a du mal à l’accepter. Pour lui le destin est seulement en train de lui jouer un mauvais tour. Alors Cap, il continue de jouer. Mais jouer 6 ans c’est long. Donc il abandonne le sourire espiègle du début de partie qui signifie: “Je sais que tu es là… Reste caché autant que tu veux, je vais te trouver.” Après 6 ans sans signe. Il perd un peu de son aplomb. Mais Cap est joueur, et il veut le faire réagir. Alors il boude, insulte la vie et fais la gueule. Ainsi qu’on bouderait un ami d’enfance. Et chaque insulte, n’a finalement que le destin pour destinataire.
Mais certains jours me troublaient. Ces jours-ci, Cap ne râlait pas. Il ne m’adressait aucun regard. Il sombrait dans un mutisme obstiné, une fermeture complète au monde, hermétique, et imperméable. Ces jours-ci me firent comprendre que ce masque de négativité n’était pas seulement une arme. Mais également pour lui une protection. Un rempart mental contre quelque chose de bien plus profond. Silencieux, il ne réagissait plus au monde extérieur, mais se concentrait pour contrer quelque chose qui le consumait de l’intérieur… En effet depuis 6 ans, une petite vérité avait fait son chemin au fond de lui. Une certitude insidieuse, fourbe, qui s’immisçait petit à petit dans ses pensées dans ses réflexions, et venait polluer ses observations. Ainsi si il se fermait au monde, c’était uniquement pour cacher les failles qui fracturaient son masque et qui menaçaient de le ravager. Cette idée, c’était celle de l’absence de sens. L’idée qu’il put n’y avoir pas de destin. La potentialité qu’il n’existe aucune bonne étoile, et que l’abysse de la vie n’ait d’autre sens que celui qu’on désire lui donner. C’était là sa hantise. Ça le terrorisait. Et quand certains jours, cette absence se faisait cruellement ressentir, il se renfermait sur lui même.
Ces jours-là, tout muet qu’il est, tout son corps, hurle une détresse pesante, et ses membres sont emplis d’une tristesse lourde, compacte, qui écrase tout à l’intérieur. Mais Cap se bat. À cette tristesse il refuse le droit de sortir. Il la contient dans tous les espaces libres de son corps, il la tasse, et la maîtrise. Et puis une fois la tempête passée, il la recouvre d’un masque. Ce masque, c’est un clin d’oeil au destin s’il existe encore, mais surtout une protection face à l’absence de sens. Ce masque de mépris, et d’agacement, dont lui seul a le secret, c’est la pierre angulaire d’une personnalité. C’est ce qui relie les lettres du nom Cap, et les fait résonner en cette unité solide, sur laquelle tous les courants passent, sans jamais les dissocier. Alors oui, il n’a pas choisi le plus beau des masques. Mais il a choisit celui qui lui permet par delà les abysses et les plaies vives, d’affirmer une ultime supériorité sur le destin. Il a choisi celui qui lui permet de tromper ses certitudes, de gagner du temps sur la seule fatalité qui le fait trembler. Face à ce Némésis, Cap se protège. Il érige ses remparts mentals, et se prépare pour l’assaut. Cap n’est pas une brute, il est ce gosse qui se fabrique un déguisement pour tromper les monstres.