Embrasser la vie face à l’absurdité de toute chose
Considéré comme l’un des romans italiens les plus importants du XXème siècle et écrit par Dino Buzzati souvent cité parmi les plus grands auteurs italiens, Le Désert des Tartares est une œuvre unique, saisissante qui n’a pas démérité son image d’immanquable. L’histoire est celle du jeune lieutenant Giovanni Drogo, affecté au fort Bastiani, avant-poste ayant comme tâche de surveiller un désert pour se prémunir de la potentielle invasion d’un royaume disparu depuis des décennies. Le récit va donc suivre le quotidien du jeune homme, qui consacre ses journées à surveiller un désert. Absurde est bien le premier terme qui vient à l’esprit quand il s’agit d’abord cette œuvre.
Écrit en 1940, le roman semble d’abord dénoncer un modèle de société qui se définit par et pour ses règles liberticides et déresponsabilisantes. Où chaque individu préfère s’en référer à son supérieur ou subalterne dès qu’il doit prendre une décision (de là à dire que Buzzati offre dans les premiers chapitres une critique de l’Italie de Mussolini il n’y a qu’un pas qui ne sera pas franchi puisque les positions de l’auteur vis-à-vis du fascisme ont toujours été ambivalentes). Ainsi lorsque de nombreuses erreurs seront commises par des membres de la garde du fort, le premier réflexe des hauts gradés sera de trouver un coupable et de confier la responsabilité de l’enquête à un moins bien gradé. Puisque le fort Bastiani, non content d’avoir une utilité plus que limitée, est peu enclin à favoriser le développement d’un esprit de camaraderie. Chaque soldat s’y est retrouvé affecté contre son bon-vouloir et tous rêvent d’une gloire militaire individuelle qu’ils pensent ne jamais pouvoir obtenir s’ils se soucient plus de leurs camarades que de leur propre carrière, notamment quand il s’agira de décider qui devra rester en poste et qui pourra le quitter.
La solitude n’est donc pas que géographique, elle est sociale. Chaque âme peuplant cette absurdité politique et militaire se renferme sur elle-même et se montre méfiante de son prochain, chaque occasion étant bonne pour rappeler qui commande qui et qui obéit. C’est d’ailleurs pour cela que les pensées de Drogo se tourneront vers sa mère, puisqu’il s’agit de la seule personne qui doit penser à lui et se préoccuper de son cas. Mais les permissions étant rares, le lieutenant n’aura plus l’occasion de recevoir l’amour maternel et finira petit-à-petit par se couper du monde et entrer dans sa bulle d’illusions afin de se créer un simulacre de sens à sa vie.
Et ce simulacre possède un nom : l’attente. L’attente de l’arrivée des Tartares. L’attente de la gloire et des honneurs militaires. L’attente de la victoire. L’attente de la jouissance guerrière. L’attente de la confirmation de la légitimité de son affectation. L’attente de la confirmation d’un sens à sa vie. L’attente d’une vie. Une vie qui ne viendra jamais, qui donnera l’impression d’être toujours plus prête de Drogo quand elle sera en réalité déjà trop loin et qui n’apparaîtra finalement que le dernier jour de l’existence du lieutenant désormais âgé et sous sa forme la plus terrible, celle de la mort.
Le voilà le véritable thème du Désert des Tartares, voilà la raison de plus de deux cents pages d’attente et d’absurde, la mort inéluctable de toute chose sur Terre. Après avoir attendu pendant près de vingt ans Drogo aura enfin l’immense satisfaction d’apprendre qu’une armée ennemie est en route pour massacrer son royaume mais malheureusement pour lui, malade et affaibli, il ne pourra participer à cette boucherie héroïque. Alors que le jour de gloire est arrivé, celui qui était resté fidèle toute sa vie au fort en est chassé et est contraint de s’éteindre pitoyablement dans une auberge tout en essayant de se rassurer en se disant qu’il n’y a rien de plus admirable que mourir, seul, dans une chambre de la maladie. La fin pathétique d’une existence qui le fut tout autant.
Contrairement à ce qui a pu être pensé Buzzati ne fait pas l’éloge du memento mori, bien qu’il reconnaisse la véracité implacable de cette maxime il réfute qu’il faille en faire une doctrine de vie. Face au fétichisme de l’attente de la mort, l’auteur prône le carpe diem, il invite le lecteur à apprendre des erreurs de Drogo pour ne plus vivre dans la peur de la mort mais embrasser pleinement la vie. Car Drogo, qui n’a jamais voulu être prisonnier du fort a fini par rejeter toutes les occasions d’échappatoire. Lors de sa première permission, après des années passées au fort, il refuse d’aller goûter aux divertissements de la ville en accumulant une montagne d’excuses toute plus bancale que les autres. Il se plaint que la plupart de ses amis soit absent pour finalement ne même pas attendre le seul qui avait répondu son invitation. Et lorsqu’il passe un après-midi avec son amour de jeunesse, alors que la jeune femme ne cesse de lui tendre des perches, il préfère s’autoconvaincre que la flamme est éteinte et ne pourra jamais être ravivée. Scène ô combien malsaine où Drogo assassine son dernier espoir de liberté et de vivre.
Tout homme finit par mourir, la vie n’est que la salle d’attente de la mort. Constat terrible qui poussa et pousse encore plus d’une personne à entrer en dépression face à l’absurdité de la vie. Mais Buzzati, à l’instar de Camus le maître de l’absurde, y voit-là une occasion de se réjouir. C’est parce que nos jours sont comptés que nous pouvons profiter pleinement de la vie. Le bonheur passe par l’acceptation de l’absurdité effarante de l’existence humaine pour pouvoir construire son propre chemin vers la mort, le rendre le plus agréable et personnel possible. Le plus grand mal qui frappe un homme n’est ici pas le Tartare, mais bien son attente aliénante qui dépossède un individu de son existence et de toutes les jouissances. Chaque âme doit un jour faire face à son fort Bastiani mais la leçon de Buzzati et qu’il est possible, et nécessaire, d’en sortir. Le Désert des Tartares est donc une œuvre bouleversante à bien des niveaux qui plaira à tous les amateurs du courant de l’absurde et qui saura questionner les non-initiés au genre. Un roman intemporel qui ne laissera personne indifférent.
Dr Freud