Marie-Bénédicte Schneider-Maunoury
Je me souviendrai toujours de la première fois où j’ai tenu ce masque entre les mains. Ça n’a pas franchement été le coup de foudre entre nous, mais en fin de compte, ce qu’il m’a permis de vivre m’a fait oublier toutes les appréhensions et tous les désagréments qu’il a suscités. A présent, j’affirme même que je serais prête à endurer dix fois pire, pourvu que je puisse vivre à nouveau la merveilleuse découverte qui suivit cette première rencontre. Assise au milieu de mon salon, l’objet entre mes mains, je me laisse aller à la douce rêverie qui me prend chaque fois que je repense à ce jour, et qui, si d’aventure un pauvre bougre se voit un jour condamné à écrire ma biographie, sera à placer parmi ces évènements qui auront changé le cours de mon existence.
Nous sommes en juin. On me tend négligemment, avec tout un tas d’autre fourbi, cet objet, que je ne connaissais jusqu’alors qu’au travers de l’écran de mon ordinateur. Dans un premier temps, il me rebute : ce n’est pas vraiment un accessoire de mode, et il n’a pas l’air le moins du monde confortable. Après un second examen de l’engin, plus minutieux quant à son utilité et son fonctionnement afin de comprendre comment il peut se porter, le jugement est sans appel : je déteste ce bidule. Non, je l’exècre. Il est de cette sorte de vêtements et d’accessoires que seule une catégorie restreinte de privilégiés peut porter tout en gardant sa dignité (et même, pour les plus charismatiques, il peut donner un certain style) ; catégorie dont je ne fais évidemment pas partie. Pour nous autres, pauvres mortels, ce genre de parure n’est bon qu’à nous donner un air gauche et la sensation que notre visage est passé sous un rouleau compresseur. Dubitative, je fixe cet appareillage d’un œil morne (qu’il me rend, j’en suis sûre !), n’osant me visualiser affublée d’un tel ornement, et osant encore moins imaginer la tête que j’afficherais en le portant, et la honte que ce serait d’être vue par qui que ce soit, qui ne manquerait alors certainement pas de fuir par n’importe quel moyen.
Je me retrouve ainsi tenant le machin à bout de bras, plongée dans la réflexion qu’il a dû être inventé pour torturer quelque ennemi de la nation, quand tout à coup une voix tonitruante me sommant de m’activer se fraie un chemin jusqu’à mon esprit. Léo me presse de me dépêcher de m’équiper. Quelle plaie ! En plus d’être obligée de m’affubler d’un masque me transformant illico en monstre de foire, il faut que ce soit dans le cadre d’un team building d’entreprise, entourée des personnes que je vois le plus souvent… Mais quelle pensée a bien pu traverser la tête de Sylvie, notre directrice des ressources humaines, pour qu’elle puisse aboutir à la conviction que rien ne serait plus stimulant et plus apte à souder notre jeune équipe qu’une initiation à la plongée sous- marine ? Lorsque l’on est une start-up d’adaptation de classiques de la littérature en court-métrages pour enfants, quel besoin a-t-on d’aller s’immerger à vingt mille lieues sous les mers ? Et d’abord, comment avons-nous eu le budget pour une telle session ? Ce ne doit pas être donné, vu tout l’équipement nécessaire que Léo, le moniteur chargé d’encadrer notre petit groupe, a passé en revue devant nous pour nous expliquer les bases de la plongée sous-marine… On va vraiment être obligés de porter ces lourdes bouteilles ? C’est le meilleur moyen de couler à pic ! Quelle situation saugrenue : devoir porter un équipement pour pouvoir respirer dans un milieu inhospitalier où le poids dudit équipement nous maintient, quelle ironie ! Ce serait plus simple de rester barboter à la surface, avec éventuellement, pour les plus avides d’aventure, un simple tuba permettant d’admirer à loisir l’intérieur de l’eau. Pour ce qu’il y a à voir… Oups, je suis la dernière du groupe, il faut vraiment que je me dépêche…
Je quitte à regret mes vêtements secs de jeune professionnelle civilisée pour enfiler la sorte de grenouillère humide et à l’odeur nauséabonde qui m’a été prêtée. Quelle horreur ! Cette matière colle à chaque centimètre de ma peau, mais jamais les bons. Je me tortille dans tous les sens afin de me glisser le plus élégamment possible jusqu’au fond de la combinaison, mais rien n’y fait : je n’arrive pas à me positionner correctement à l’intérieur de celle-ci, et tandis que la fermeture éclair (n’est-elle pas censée être positionnée sur le ventre ?) irrite ma hanche gauche, ma cuisse droite se trouve incapable de faire un mouvement sans qu’un bourrelets disgracieux ne se coince dans un pli mystérieux, invisible à l’œil nu.
On m’appelle de l’extérieur. J’inspire un bon coup, espère que cela passera une fois dans l’eau, et me saisissant de mon masque et de ma paire de palmes, je sors de la cabine réservée aux femmes pour me diriger vers le ponton, où l’ensemble de mes collègues rassemblés m’attendent en bavardant gaiement. Ils semblent tout à fait à l’aise dans leur combinaison. Leur a-t-on distribué un mode d’emploi à leur arrivée ? Comment se fait-il qu’on ne m’en ait pas donné, à moi ? Quelle injustice ! « Alors Joséphine, tu ne trouvais plus la sortie de ta combi ? » Le rire joyeux et éclatant de Marc, responsable marketing de la boîte, parvient à me dérider un peu. Je suis sûre que lui aussi a lutté pour entrer dans sa combinaison…D’autant plus que celle-ci semble le serrer légèrement aux entournures.
A présent, le moniteur explique les règles de sécurité à respecter avant de monter dans le bateau et de plonger dans l’eau. Ouch, il y en a beaucoup ! Je prendrais bien des notes, mais, bête que je suis, j’ai oublié mes fiches plastifiées et mon stylo étanche à la maison… En écrivant sur ma main avec mon eye-liner garanti 100% waterproof peut-être ? Mais j’ai déjà beaucoup fait attendre le groupe, je m’imagine mal leur demander de mettre en pause les explications pour que je puisse aller chercher ma trousse à maquillage dans mon sac ; je serais alors catégorisée à jamais comme la superficielle de l’entreprise… Moi qui ne quitte mon pyjama que lorsqu’il m’est impossible de ne pas sortir de chez moi, ce serait un comble !
Et voilà, je n’ai pas écouté ce qu’a dit le moniteur… Je vais faire une erreur absurde au bout de 5 minutes, me perdre dans le courant, et on retrouvera mon corps à moitié mangé par les poissons dans une dizaine de jours, flottant misérablement comme une vulgaire bûche de bois. Ce qui me console, c’est que cela constituera une juste vengeance pour le peuple de l’eau ; ainsi, les esprits des nombreux poissons rouges confiés à ma garde et disparus dans le siphon des toilettes pourront enfin reposer en paix. Quelle mort ridicule !
J’essaie de me concentrer pour retenir la signification des différents gestes que Léo nous enseigne afin que nous puissions communiquer sous l’eau. Quelle barbe ! Comment veulent-ils qu’on s’en sorte s’il faut danser la Macarena à chaque fois qu’on veut s’exprimer ? J’ai bien envie de rester sur le ponton à attendre leur retour… Je pourrais me proposer pour surveiller les affaires, mais ce serait un coup à me désolidariser totalement de l’équipe : je ne pourrai pas comprendre ce qu’ils diront ensuite sur ce qu’ils ont vu, et je déteste être celle que l’on met à l’écart. Mais qu’est- ce qu’il y a à voir de toute façon ? Ça ne peut pas être si extraordinaire que ça… Mes amis m’ont enviée lorsqu’ils ont appris que je partais en team building, mais ce ne sera sûrement pas très différent de l’aquarium de Paris, sauf que je serai mouillée en prime.
Le moment est venu de monter dans le bateau. Ça encore, je sais le faire : mon grand-père m’emmenait souvent à la pêche, et je peux me vanter d’avoir le pied marin…enfin…si le fait de savoir rester en position stationnaire au milieu d’un étang sans régurgiter son repas peut être considéré comme le pied marin. L’opération s’avère plus ardue que je ne le pensais ; il faut dire que la mer du Cap d’Antibes est légèrement plus agitée que la petite étendue d’eau qui ornait le centre du jardin de mes grands-parents, et dans laquelle on avait de l’eau jusqu’aux épaules (au plus 2
profond…). Je parviens tout de même à m’installer dans le bateau sans perdre ma dignité. Bravo Joséphine ! La première épreuve a été surmontée avec succès ! Pour un peu je m’applaudirais presque. Calée entre Mathilde et Sylvie, j’attends que le reste de l’équipe se soit embarquée, puis Léo démarre le moteur, et nous prenons le large.
Sylvie est une DRH épatante, mais pour être franche, elle m’énerve. Elle semble parfaitement à l’aise dans sa combinaison qui lui va exactement comme la seconde peau qu’elle est censée être. Ses épais cheveux bruns sont rassemblés dans une queue de cheval que l’air marin fait élégamment boucler (ce n’est pas elle qui aurait des frisottis misérables la transformant en cosplay raté d’un mouton échappé de la tonte), et elle entretient une conversation passionnée avec Marc et Julien, le créateur de notre start-up. Elle est la jeune fille pétillante, décontractée et lumineuse que j’ai toujours voulu être, et le pire c’est que c’est le genre de personne à qui on ne peut rien reprocher de tangible, et avec qui on ne peut qu’être amie. Bref, elle est le Batman de mon Joker (Aïe…n’aurais- je pas trop abusé des comics de mon petit cousin aux dernières vacances ?). Je préfère donc me tourner vers Mathilde, afin de discuter du court-métrage actuellement en préparation.
Je raffole de Mathilde. Au quotidien, elle est timide et effacée, mais lorsqu’elle écrit des textes et double les voix de personnages de dessins animés, elle est éblouissante…et impressionnante surtout ! Il n’y a pas une émotion qu’elle ne sait faire transparaître par sa voix, et sa bibliothèque de personnages est absolument gigantesque ! Je me demande parfois si elle n’est pas un peu schizophrène, à force de jouer autant de personnages différents. Étonnamment, elle arrive à garder une certaine clarté d’esprit, et lorsqu’on sympathise avec elle, on découvre une femme douce, vive et surtout très drôle. C’est avec elle que j’occupe le plus clair du temps que je passe dans les locaux de l’entreprise. D’abord parce que nos métiers sont très complémentaires : j’anime les personnages qu’elle double ; ensuite parce que nous nous entendons très bien. Au fur et à mesure de nos bavardages, je parviens presque à oublier mon angoisse des évènements à venir…
Mon anxiété un temps écartée revient pourtant au galop lorsque le bateau se stabilise et que Léo coupe le moteur en nous lançant d’un air enjoué : « Nous sommes arrivés, my little fishes ! » Je souris intérieurement : Léo a un tic. Il ne peut pas faire une phrase sans y ajouter un mot ou une expression en anglais ; je suppose que c’est pour rappeler son expérience de plongeur dans les eaux australiennes… Bon, Joséphine, arrête de divaguer et essaie de te concentrer pour intégrer les dernières instructions : « Alright, maintenant, je vais vous aider à équiper vos bouteilles, vos palmes et vos masques. Lorsque vous serez ready, vous vous positionnerez like this sur le bord du bateau, dos à la mer, et vous attendrez mon signal (à prononcer avec l’accent anglais, évidemment). Lorsque je vous le dirai, vous basculerez en arrière dans l’eau, okay ? » Pas ok du tout ! Je vais vraiment devoir mettre cette abomination ? C’en est à jamais fini de ma fragile crédibilité au sein du groupe… Comment éviter l’opprobre ?
Mon cerveau, à l’affût comme une bête traquée, fonctionne à toute allure et dans la pagaille de mon esprit il parvient à sélectionner trois options :
« Option n°1 : Je jette cet objet de cauchemar à l’eau afin de le perdre à jamais dans les abysses aquatiques.
Option n°2 : Je plonge sans équipement en prétextant avoir oublié de le mettre. Option n°3 : J’attends que tout le monde se soit équipé et ait plongé dans l’eau pour à mon tour enfiler ce fichu masque et plonger, en espérant que ce qu’il y a là-dessous soit assez captivant pour que personne ne me remarque. »
Après réflexion, il s’avère que la première option est une mauvaise idée : je devrai sûrement rembourser le masque de ma poche…et qui sait combien peut coûter cette horreur sophistiquée ? La deuxième a l’avantage de me permettre de remonter au bout de 2 minutes et d’attendre patiemment le groupe à l’abri de tout danger, en compagnie du stagiaire de la compagnie de plongé, chargé de surveiller le bateau. Mais elle comporte un inconvénient majeur : je passerai à jamais pour la cruche de service qui ne sait pas suivre les instructions les plus simples. Ne pouvant décider lequel des deux déshonneurs serait préférable, j’écarte rapidement cette solution. Décidément, c’est la dernière option qui est la meilleure (ou la moins pire, selon les points de vue…). Mine de rien, j’attends donc que chacun s’équipe. Peste ! Les membres du groupe piétinent sur place, l’air gêné, faisant mine d’être affairés à tout sauf à enfiler leur équipement. Auraient-ils adopté la même stratégie que moi ? Seuls Sylvie et Julien ont déjà positionné leur masque (qui leur va évidemment comme un gant…ils sont manifestement de la catégorie des ultra-privilégiés citée plus tôt) et prennent des selfies avec leur téléphone en se tordant de rire. Insupportable.
« Alors what, vous n’avez jamais mis de masque de plongée ? » Nous apostrophe Léo… « Toi la petite blonde avec the bangs, viens ici que je montre aux autres comment s’équiper. » Bangs ? C’est frange ça non ? La blonde avec la frange ? Mais c’est moi ! Oh non, c’est une blague ! Lentement, je m’approche de Léo avec la mine résignée de la martyre qui monte à l’échafaud. En passant devant Marc, je le vois me fixer avec un sourire narquois. Le fourbe ! Il craignait que ça ne tombe sur lui. Par je ne sais quelle malédiction, Marc et moi sommes généralement les victimes favorites lorsqu’il s’agit de faire une démonstration en public. Pendant notre introduction aux soins d’infirmerie, j’ai dû laisser mes collègues panser la totalité de mes membres. Puis, lors de notre stage d’entreprise de formation aux premiers secours, il a été désigné pour faire la personne épileptique en détresse. Enfin, pendant notre entrainement de réactions aux situations d’urgence, il devait faire la victime coincée dans une salle pendant un incendie. Ce n’était que justice que ce soit mon tour cette fois-ci…mais je me serais volontiers enfermée dans un immeuble en feu (pour de vrai, cette fois) si cela avait pu m’éviter de servir de cobaye à cette démonstration. Arrivée près du moniteur, celui-ci me place face au groupe, et guide mes gestes afin de montrer comment positionner correctement le masque autour de la tête, puis comment ajuster les sangles pour que le masque ne laisse passer aucun élément liquide non désiré. « Very comfy, hein ? » Me dit-il dans un sourire lorsqu’il a terminé ses explications. Tu parles ! Mon nez est étalé sous un bord du masque, et l’ensemble de mon cuir chevelu est au supplice, tiraillé par cette maudite lanière que Léo a plaquée sans ménagement sur mon crâne. N’osant me plaindre, je hoche la tête avec un timide sourire. Je trouverai bien un moment plus tard pour remettre discrètement le masque en place.
Tout le monde est maintenant équipé. Léo et son stagiaire sont passés de l’un à l’autre pour nous aider à fixer la bouteille d’oxygène (moins lourde qu’à première vue ; c’est déjà ça : Je ne coulerai pas comme une pierre) et maintenant nous attendons sagement assis au bord du bateau que notre moniteur lui-même se soit équipé. Je profite de ce moment pour repositionner discrètement mon masque avec l’aide de Mathilde, bien plus douée que moi en ce qui concerne l’écoute des instructions. J’ai la basse satisfaction de constater que, mis à part Sylvie et Julien, nous avons tous l’air gauches et inconfortables avec nos masques. J’ai même une pensée pleine de compassion envers Edouard, ingénieur informatique d’une timidité maladive, qui commence à s’énerver alors qu’une buée tenace se forme sur le verre de son masque. Il a dû louper le moment où Léo nous a conseillé de mettre un peu d’eau dans notre masque afin d’éviter pareil inconfort. Je ris donc sous cape avec Marc, occultant la pensée que ce n’est que grâce à Mathilde que ça ne nous est pas arrivé. Cette bonne Mathilde se fait d’ailleurs un devoir de mimer à Edouard l’astuce. Le pauvre n’a malheureusement pas le temps de comprendre avant que Léo ne nous lance le signe du départ.
Il s’assied tout au bord du bateau, et se laisse basculer en arrière en une pirouette savamment illustrée. Encore une bizarrerie de la plongée sous-marine ! Au lieu de nous laisser plonger comme on le peut, ils nous forcent à faire cette cascade tout à fait contre-nature, sous le prétexte que ce mouvement éviterait à coup sûr tout choc avec la coque du navire. Quelle idée ! Au contraire, il faudrait se lancer le plus loin possible de l’embarcation, au lieu de faire un mouvement circulaire qui, si mes souvenirs de géométrie sont bons, finira forcément au même point qu’il a commencé, c’est-à-dire vers la coque du bateau. Malheureusement, pas moyen de mettre mes savantes théories en pratique : le stagiaire veille à ce que nous réalisions à tour de rôle le mouvement en question, en gardant un laps de temps nécessaire à ce que le précédent plongeur puisse se décaler de la « zone d’immersion ». J’ai la chance d’être l’avant-dernière du groupe (nous avons joué avec Marc à « pierre-papier-ciseau » pour savoir lequel d’entre nous sera le dernier, j’ai perdu), ainsi, ils seront peu à être témoins de mes talents de voltigeuse. J’ajuste une dernière fois mon masque, me positionne dos à la mer au bord du bateau, et lançant un dernier regard angoissé à un Marc moqueur, je m’élance avec l’énergie du désespoir.
Le désespoir devait être grand, car l’impulsion est telle que je m’envole. Mon corps, au lieu de décrire la courbe prévue, s’éloigne presque à l’horizontale de mon point de départ et atterrit dans l’eau après un extraordinaire plat. Je reste sonnée quelques instants, et quand je reprends enfin pleinement conscience de mon entourage, je me retrouve dans une immensité bleue qui semble sans fin. Voyant quelques bulles flotter autour de moi, je retiens instinctivement ma respiration ; puis me rappelant les instructions de Léo, je me force à respirer normalement. A mon grand soulagement, la bouteille fait son office, et l’air circule normalement dans mes poumons. Rassurée, je me redresse alors, fais quelques brasses en direction de l’immensité bleue, puis stabilise ma position afin de me familiariser avec ce décor inconnu.
Une impression singulière s’immisce alors, quelque chose d’inhabituel. Je m’immobilise le plus possible pour essayer de comprendre, et soudain, la vérité me frappe. Autour de moi, c’est le silence complet. Aucun son ne me parvient. Les quelques mouvements que font mes bras et mes jambes afin de me maintenir dans ce milieu aquatique ne sont source d’aucun bruit. Le roulement clapotant des vagues, qui nous berçait doucement lorsque nous étions sur le bateau, est à présent totalement inaudible, et les quelques poissons que je vois nager au loin sont aussi silencieux que…ben, des poissons (ces animaux n’ont jamais été très loquaces à vrai dire).
Une fois revenue de ce constat, je jette un coup d’œil circulaire autour de moi. Quel choc ! L’eau est limpide, d’un bleu azuré rappelant le ciel le plus pur, et je distingue aussi bien le fond de la mer et son sable fin que mes compagnons éloignés un peu plus loin. Soudain, une sensation étrange, inédite m’envahit. Un calme absolu. Loin des bruits de la ville, et même des bruits de la nature, plongée dans le silence le plus profond qui m’ait été donné de vivre, portée seulement par la densité de l’eau tiède, le regard perdu dans l’immensité bleue, sans rien pour l’accrocher, il me semble que l’ensemble de mes sens sont au repos, et cela me procure une sensation de plénitude encore jamais expérimentée (ou peut-être lorsque j’étais dans le ventre de ma mère, mais on garde rarement des souvenirs de cette époque). Cette impression est mêlée à un curieux vertige, et je le compare un instant à ce que doit ressentir le cosmonaute perdu dans l’espace… Face à l’étendue presque infinie qui s’offre à moi, je me laisse envahir par mes sensations et je savoure ce moment. Mes pensées vont et viennent au gré de mon esprit. Je ne cherche pas à les attraper, au contraire, elles me bercent. J’ai l’impression que tout le stress que j’ai pu accumuler depuis le début de ma pas-si-longue vie est aspiré par le vide dans lequel je me trouve ; et ça me détend, m’apaise, me soulage.
Ces trop brèves minutes de paix sont vite interrompues par le bruit sourd d’un choc. Lentement, je tourne ma tête vers la source de ce trouble et aperçois, dans une tornade de bulles, Marc qui se retourne lentement pour se remettre à l’endroit. Il m’aperçoit, et me fait un drôle de geste avec sa main droite. Je reste quelques secondes immobile à le regarder, puis sortant de ma torpeur, je me souviens des signes que Léo nous avait enseignés et dont je comprends maintenant leur pleine 5
utilité. Celui que m’adresse Marc indique que tout est « ok », et je vois à ses yeux rieurs qu’il le fait plus pour ironiser sur mon statisme que pour me rassurer réellement de sa situation. Je lui désigne alors le groupe qui s’éloigne peu à peu au loin, et lui fait comprendre que nous devons les rejoindre. Agitant nos palmes, nous nageons vers le groupe, avec d’amples mouvement ralentis par le poids de l’eau. Je ne me lasse pas de voir le sol de sable blanc et fin défiler sous mes yeux, et je meurs d’envie de m’en approcher pour caresser ces dunes, qui doivent être si douces, et pour voir les coquillages qui les ornent, de-ci de-là. Malheureusement, j’ai peur qu’ils ne s’inquiètent de nous voir tant tarder, et je me force donc à activer le mouvement de mes jambes.
Arrivés auprès du groupe, nous leur faisons comprendre que nous allons bien. Je repère Mathilde au milieu des nageurs, et je m’approche d’elle. Transportée par mon expérience précédente, j’entreprends de lui expliquer les sensations que me procure cette plongée. Je ne dois pas bien m’y prendre, car elle me fixe, avec sur son visage un air de profonde perplexité où je crois déceler un fond d’inquiétude. J’espère qu’elle ne s’imagine pas que mes gesticulations sont dues à un équipement défaillant, ou que je ne supporte pas l’oxygène en bouteille ! Pour ne pas l’inquiéter inutilement, j’arrête donc là mes pantomimes et me borne à lui signifier que « tout est ok ». Il sera toujours temps de lui parler plus tard, lorsque nous serons de retour à la surface.
Toujours par des gestes, Léo attire notre attention et nous indique de le suivre « sans faire de bruit » — enfin c’est comme cela que j’interprète son doigt sur sa bouche, bien que je me demande comment il s’imagine qu’on puisse faire du bruit sous l’eau. Il nous dirige ensuite vers une sorte de butte sous-marine, surplombée par un gros rocher. Une fois le groupe presque arrivé en haut de ladite butte, Léo se retourne vers nous et nous fait signe de regarder discrètement de l’autre côté. Nous nous approchons alors lentement du haut du rocher, et nous nous positionnons de manière à pouvoir regarder par-dessus juste en soulevant la tête. Je me demande ce que Léo veut nous montrer…peut-être le vestige d’un vieux navire pirate coulé il y a des années et dont les trésors attendent encore l’arrivée de téméraires aventuriers ? Voilà qui ferait de beaux souvenirs à rapporter. Léo nous donne le signal et nous relevons ensemble nos 7 têtes masquées.
Le paysage calme et bleu qui s’offrait à nous depuis tout à l’heure se change alors brusquement en un tourbillon de couleurs. D’innombrables bancs de poissons chamarrés tournoient, voltigent, pirouettent les uns avec les autres autour de la végétation maritime luxuriante d’une sorte de ravissante vallée sous-marine. Dans un mouvement de ballet parfaitement coordonné, ils montent vers la surface puis redescendent en piqué pour se cacher parmi les algues, les coraux et les anémones qui peuplent le sol et forment une flore n’ayant rien à envier au coeur de la forêt vierge d’Amazonie. Au sol, des crabes jouent à cache-cache avec des poulpes, dérangeant au passage des étoiles de mer ou des bernard-l’ermite en pleine sieste. Un couple d’hippocampes batifole non loin du rocher derrière lequel nous nous cachons, dans une parade bien plus charmante que celles qui m’ont été données de voir au cours de soirées étudiantes. Après le calme visuel aux nuances de lapis-lazuli, ce déferlement de couleurs et d’animation me fait tourner la tête. Pourtant, je n’arrive pas à détacher mon regard de cette scène extraordinaire. Je ne suis pas la seule : pendant de longues minutes, mes collègues et moi restons immobiles, les yeux rivés sur ce panorama inédit, que trop peu d’êtres humains ont la chance de voir dans leur vie.
Ce moment de félicité n’est pourtant pas destiné à durer. Après quelques minutes de muette admiration, je sens que Marc, situé juste à ma gauche, commence à trépigner et à ne plus pouvoir rester en place. J’en suis certaine : il meurt d’envie d’aller voir de plus près cette vie marine ; mais je doute que son arrivée s’accorderait très bien avec le tableau. Le duo d’hippocampes a le malheur de s’approcher trop près de nous, et déclenche le drame. N’y tenant plus, Marc s’élance (aussi vite que peut s’élancer un plongeur inexpérimenté) vers les chevaux marins, la main tendue comme s’il voulait s’en saisir — il m’expliquera plus tard qu’il voulait seulement les caresser, mais cela me semble une idée par trop saugrenue. Affolés, les hippocampes battent en retraite, aussi vite que le plus rapide des étalons, vers les coraux de la vallée. C’est la débandade. Les bancs de poissons fuient de toute part, les crabes se cachent sous des rochers et les couples s’enfouissent dans le sable en déployant des trésors de camouflage.
Le temps d’un battement de cils, le joyeux chaos laisse place à une tranquillité pesante, au milieu de laquelle se tient Marc, immobile. Il se retourne vers nous et je me retiens de rire quand je vois son air penaud transparaître de derrière son masque. Comment a-t-il pu penser que les poissons se laisseraient docilement envahir par une bête inconnue se jetant sans prévenir sur eux ? C’est un mystère qui restera entier, et dont nous rirons longtemps en salle de pause, au détriment de son responsable. Nous nous tournons vers Léo, qui hausse les épaules et rejoint Marc d’un coup de palmes vigoureux. Le reste de l’équipe pénètre à son tour dans la vallée, il y a peu si animée, et entreprend d’observer de plus près l’incroyable végétation présente. Nous parvenons même à apercevoir un bernard-l’ermite retardataire qui s’empresse de disparaître dans une cavité.
Pendant l’heure qui suit, Léo nous fait faire le tour de la baie dans laquelle nous sommes, puis nous fait signe qu’il est temps de revenir au bateau. Je ne cache pas ma profonde déception à Mathilde. J’ai pris mes marques dans ce milieu féérique où règnent le calme et la poésie, où toute contrainte physique semble abolie. Je ne me suis jamais sentie aussi légère et aussi libre de mes mouvements que sous l’eau, et il me semble impossible à présent de remonter à la surface pour reprendre ma vie d’avant, remplie de son vacarme assourdissant et de sa pesanteur aliénante. Je me trouve stupide à présent lorsque je me rappelle mes réticences à plonger, il y a de ça une heure. Je me sens comme ces petits enfants qui se défendent comme des forcenés lorsque vient l’heure de leur bain, et qui, une fois qu’ils y sont, refusent catégoriquement d’en sortir. Dépitée, je suis mollement le groupe, essayant de profiter au maximum de cette atmosphère tant que cela m’est encore possible.
A force de rêveries, je laisse le groupe me distancer. Ils ont déjà disparu derrière le rocher qui nous a permis d’admirer une tranche de la vie sous-marine lorsque je décide de jeter un dernier coup d’oeil autour de moi. C’est tellement beau… Soudain, j’aperçois une forme floue au loin, qui semble se diriger vers moi. Oh non…et si c’était un requin ? Il n’y a pas de requin dans la mer Méditerranée, si ? J’hésite à m’élancer vers le bateau, mais je doute de pouvoir battre un requin à la course, et il me semble avoir lu qu’il ne fallait surtout pas bouger, et que la meilleure technique était de faire le mort pour espérer échapper à ces bêtes sanguinaires…à moins que ce ne soit pour échapper à un ours ? Pétrifiée, je suis incapable de faire un geste, et pourtant mon cerveau fonctionne à toute allure. Pendant ce temps, la forme continue de s’avancer vers moi. Je me retourne en espérant qu’un de mes collègues a eu la bonne idée de revenir en arrière, mais je suis désespérément seule. Il ne me reste plus qu’à espérer que la créature ne me repère pas et passe son chemin, et je guette à présent la trajectoire qu’elle prend. Le point s’obstine à grossir, et ma tension monte à mesure que la bête se rapproche. Soudain, ses contours se précisent, et je ne peux retenir un rire nerveux. Une tortue ! Une gentille tortue se baladait tranquillement dans les environs, et idiote que je suis, j’ai tout de suite imaginé que c’était un requin mangeur d’hommes… Si mes mouvements n’étaient pas amortis par l’eau, je me giflerais… Le temps que je me sermonne mentalement de ma stupidité, la tortue est arrivée à ma hauteur. Je me fige de nouveau, mais cette fois pas par peur, mais parce que je ne veux pas l’effrayer, et j’espère secrètement qu’elle s’approchera suffisamment pour que je puisse la toucher. Cette tortue doit être habituée aux plongeurs, parce qu’elle ne semble pas dérangée le moins du monde par ma présence ; elle s’approche même de moi au point de me frôler. J’ose alors approcher doucement une main de sa carapace, et lorsque je la pose dessus, l’animal ne bronche pas. Je suis au comble du bonheur, lorsqu’un mouvement à côté de moi me fait sursauter.
Je tourne la tête et aperçois alors Mathilde qui regarde la tortue avec les yeux ronds. Je lui souris et prends sa main pour l’approcher de la carapace. Mathilde a d’abord un mouvement de réticence : elle n’a jamais vraiment aimé les animaux qui semblent toujours mal à l’aise en sa présence. Mais cette fois-ci, je lui lance un regard rassurant et je l’encourage à toucher la tortue, ce qu’elle fait après un bref moment d’hésitation. Lorsqu’elle commence à caresser l’épaisse carapace, elle se détend un peu, mais se fige à nouveau lorsque la tortue bouge vers elle. Un éclair de panique passe furtivement dans ses yeux lorsque la tortue pose sa tête sur son bras, mais sa terreur laisse place à un sourire enfantin qui illumine son visage lorsque l’animal commence à la caresser doucement. Nous nous regardons alors, emplies d’émotion, gravant ce moment à jamais dans nos mémoires.
Tout le monde est à présent réuni dans le bateau. Léo nous a reproché de nous être éloignées du groupe, mais il s’est rapidement réjoui avec nos collègues de la chance que nous avions eu de faire une telle rencontre. Nous sommes maintenant débarrassés de notre équipement et le bateau s’est mis en marche vers la côte. Étrangement, tout le monde est silencieux. Je respecte ce silence, à moitié pour conserver le plus longtemps possible la sensation de calme que je ressentais à l’intérieur de l’eau, à moitié parce que l’oxygène en bouteille que j’ai respiré pendant plus d’une heure me donne un peu mal à la tête. Après avoir aidé l’équipe de plongée à ranger les affaires, nous remercions chaleureusement Léo et son stagiaire de leur accompagnement, et nous prenons le chemin de l’Airbnb que nous avions réservé pour deux jours.
Nous nous retrouvons le soir, après une bonne douche et un dîner convivial, et les langues se délient autour d’un jeu de carte. Chacun expose ses sensations, ses impressions et nous rions des nombreuses pensées qui ont traversé nos esprits au cours de la plongée, sans que nous puissions les partager. Je ne tarde pas à aller me coucher, car toutes ces émotions m’ont fatiguée, et je suis lasse de perdre (je suis sûre que Marc et Mathilde ont monté une coalition contre moi dans ce but). Pourtant, une fois dans mon lit, je reste un long moment à me retourner sans parvenir à trouver le sommeil. J’ai l’impression d’être devenue hypersensible au bruit, et le moindre son qui me parvient semble une agression à mes oreilles. Toutes les couleurs que j’ai vues aujourd’hui me reviennent à l’esprit dans un tourbillon qui m’étourdit…Les effets de l’oxygène ne doivent pas être dissipés encore… La fatigue accumulée par un trop-plein d’émotions finit par prendre le dessus, et ma conscience s’évanouit dans un sommeil réparateur peuplé de rêves bariolés aux nuances azurées.
Le bruit d’une notification me sort de mes pensées et me ramène au milieu de mon salon. Mon Uber vient d’arriver, je suis en retard. J’achève avec empressement d’emballer mes affaires dans ma valise : combinaison, palmes et bouteilles d’oxygène, tout y est. Je peux prendre la route vers le Cap d’Antibes où se déroulera mon examen de plongée. Bientôt titulaire ! Je pourrai alors à loisir m’échapper vers ce paradis bleu et silencieux, dans lequel j’éprouve à chaque plongée une sensation de complète béatitude. Ma valise à la main, je m’assure que tout mon appartement est en ordre, attrape mon masque de plongée, et franchis la porte d’un pas décidé.
Fin.