Fanny Clausse
Blanc. Bleu nacré. Orange virant un peu au jaune. Les pigments et fards sont choisis avec soin. Esquissé avec aisance, un tracé épais et noir vient briser l’harmonie. Contraster avec ces couleurs trop joyeuses. Il sépare, démarque, souligne. Dernière touche, un peu de lumière.
« Bordel ! », le pot de paillettes lui échappe des mains et se répand dans la vasque de la salle de bains. Vite, Andréa s’empresse d’en sauver une partie, avant d’abandonner. Tant pis, ce sera pour plus tard. Sous son œil droit, une partie de son mascara s’échappe. Elle tente tant bien que mal de le dissimuler d’un coup de pinceau. Un dernier regard dans la glace, une mèche lui caresse la joue droite. Elle est fin prête.
La nuit est étrangement douce en ce soir d’avril. Seule une brise fraîche, à l’angle d’une rue, lui arrache un frisson. Peut-être aurait-elle dû prendre une veste. Qu’importe, elle file d’un pas élancé, portée par ses talons aiguille et la musique dans ses écouteurs. Elle s’engouffre dans le métro et se concentre sur son écran de téléphone, oubliant un instant le monde autour d’elle. Quatre arrêts, la voilà arrivée. D’un pas élancé, elle traverse l’avenue lorsque les flashs d’un néon l’éblouissent. C’est là. Son amie Zoé l’attend devant l’entrée.
Obscurité. Puis des reflets mauves, projetés des spots au plafond, l’aident à se repérer. La salle est loin d’être pleine, beaucoup de sièges sont vides. À bien y regarder, il n’y a presque personne. Et pourtant, les rares visages impatients suffisent à surprendre Andréa. La plupart sont des amis, des connaissances. Mots qu’elle se répète alors que son ventre se noue.
Andréa se reprend. Elle se glisse entre les chaises et parvient jusqu’au premier rang. Un verre de Margarita dans la main, elle fixe la scène, impatiente. Les minutes passent, la salle se remplit, quand soudain les lumières s’atténuent. Silence.
Un flash de lumière. Le rideau s’ouvre et laisse entrevoir Zoé, perchée sur ses talons hauts. Silence. Puis un cri jaillit du public. Droite, fière, elle fixe l’assemblée un instant en arborant un sourire théâtral. Les premières notes du dernier hit de Beyoncé se font entendre, et les hurlements reprennent de plus belle. Elle pose un instant, le temps d’admirer sa tenue burlesque. Son maquillage la laisse méconnaissable, le visage peint de rose et de vert. Puis la voilà lancée : elle enchaîne les pas, les poses, se déhanche décomplexée en défilant devant le public. Walk, Walk, Baby. Tantôt provocante, tantôt fille sage, elle se laisse porter par son personnage. Who run the world ?! Perchée à presque vingt centimètres du sol, elle se sent pousser des ailes. Girls ! Coup de grâce, sa main vise le ciel tandis que ses yeux illuminés fixent le public. Elle reste immobile un instant, haletante. Applaudissements.
Andréa n’a pas bougé de son siège. Son verre est vide. Un jour, se dit-elle, ce sera à son tour de monter sur scène. Son amie la rejoint enfin, visiblement essoufflée, et lui propose de prendre l’air autour d’une cigarette.
« Tu sais, une fois lancée, c’est pas si compliqué », la rassure Zoé. Une lueur jaillit de son briquet. Andréa lui répond d’un sourire timide, l’observant allumer sa cigarette. Elle tremble de froid. Elle savait qu’elle aurait dû prendre une veste. Les deux jeunes filles restent là, sans dire un mot.
D’un geste négligé, Zoé laisse tomber sa cigarette sur le trottoir et retourne à l’intérieur. Andréa reste figée un instant, ses yeux captivés par les dernières lueurs des braises. Elle aimerait monter sur scène, avancer fièrement face au public, chanter à gorge déployée. Mais pas ce soir. Ni demain. Il lui faudra encore du temps.
***
Soudain las de la soirée, elle décide de rentrer chez elle. Il se fait tard. Elle traverse la rue et avance sans trop réfléchir. À cette heure, les métros sont fermés. Plongée dans ses pensées, elle décide de rentrer à pied. Les rues sont calmes, l’air frais est devenu presque agréable, la musique dans ses écouteurs l’aide à réfléchir. Un jour, elle montera sur scène. Très vite, elle s’imagine faire le show, dans ses plus beaux vêtements, son plus beau maquillage, ses plus belles perruques. Les gens applaudiraient. On la féliciterait.
« – Hé, toi là ! J’te parle ! »
Un frisson traverse la nuque d’Andréa. Elle accélère le pas, coupe sa musique, et avance tête baissée sans se retourner. Elle entend quelqu’un la rattraper. Ils sont plusieurs. L’un d’eux la dépasse. Il lui parle sans la regarder. Elle serre fort son téléphone dans sa main droite. Elle regrette de ne pas avoir commandé un Uber. Un deuxième homme, plus grand, se rapproche d’elle. De plus en plus près. Il n’est bientôt plus qu’à un mètre d’elle.
Elle ne l’écoute pas mais comprend vite qu’il l’insulte. Il parle vite, interpelle ses amis. Combien sont- ils ? Sa gorge se noue. Elle accélère encore le pas. Autant qu’elle peut. Tout à coup, il se plante face à elle et la dévisage. Son expression change. Son sourire narquois s’est fondu en un rictus surpris. Puis il se met à rire. D’abord un petit gloussement, ensuite à gorge déployée.
« Mais c’est le carnaval ou quoi ? », dit-il d’un air de dégoût. Il pointe du doigt le visage d’Andréa. Mimant la nausée, il finit par la laisser passer, tout en continuant de la fixer. Secouée, Andréa s’enfuit jusqu’à ne plus entendre leurs voix.
***
Alors qu’elle n’est plus qu’à quelques mètres de sa rue, elle éclate en sanglots. Les mots, les rires blessent. Mais le regard seul est le vrai coup de grâce. Ce n’est pas la première fois qu’elle surprenait, choquait. Mais ce soir, c’était la fois de trop. Les larmes coulent jusqu’à son cou, ses mains tremblent au moment de tourner sa clef dans la serrure. Le pas lourd, elle traverse son petit studio en trébuchant tant ses yeux sont embués. Elle sent un poids peser sur ses épaules, ses sanglots se transforment en halètements. Epuisée, ses mains s’agrippent aux rebords de son lavabo. Après avoir repris son souffle, elle lève les yeux face à son miroir.
Blanc. Bleu nacré. Orange virant un peu au jaune. Son visage a perdu ses couleurs, noyées dans un flot de sanglots. Le mélange fade et gris coule le long de ses joues et éclabousse jusqu’au sol. Ces couleurs, qui lui donnaient sa force, sa confiance en elle, s’effacent peu à peu et laissent place à des yeux rouge sang. Le masque est tombé. André se regarde dans la glace. Il ne se reconnaît plus, il n’est plus lui-même.
FIN.
Disclaimer : Ce texte fait écho à l’art des drag shows. Bien que ce travail ait été accompagné de recherches, certains choix artistiques ont été faits et je ne prétends pas représenter parfaitement cet univers ni ressentir ce que peuvent ressentir des personnes comme André, qui est d’ailleurs purement fictif. L’unique but ici est de mettre en lumière une forme d’art et ses représentations.