Bim, Bam, Aïe ma jambe, Jbadabledbla, Pong

Paul Puechbroussou

Qu’est-ce qui avait bien pu se passer dans la tête de Roland Hyphren pour commettre un tel acte ? La question résonnait dans toutes les têtes, était posée sur toutes les lèvres des habitants de X, charmante bourgade ensoleillée, traversée par un fleuve des plus rafraîchissants, dont le calme ordinaire, seulement perturbé par les escapades nocturnes de ses jeunes résidents, avait été troublé par un incident des plus incongrus.

Roland Hyphren, jeune cadre dynamique promis à un brillant avenir, tant professionnel que privé, et jusqu’alors apprécié de tous ceux qui avaient pu le rencontrer, avait été l’auteur d’un acte impardonnable. A la fois spectaculaire et terrifiant, ce fait divers avait d’abord surpris du fait du coupable, qui apparaissait à peu de choses près comme le profil type du gendre idéal. Une personne qui certes ne se démarquait pas tant que ça de son milieu social bourgeois, ayant naturellement suivi des études supérieures de commerce mais qui savait apparaître bon vivant sans passer pour un alcoolique, éloquent sans être bavard, poli sans être timide… Bref, un chouette type. Et c’est justement pour cela que cette histoire choquait autant, car elle en venait à nous questionner au plus profond de nous- mêmes. Les chers habitants de X commençaient à soupçonner leurs voisins des intentions les plus louches, quand elles n’étaient pas viles, et ceux qui hier semblaient être des modèles, étaient désormais traités en paria. Car si Roland Hyphren était fautif, qu’en était-il de nous tous ? Quelle était la cause d’une telle conséquence ? Mais les lecteurs les plus troublés peuvent se rassurer, d’ici quelques-jours cette auto-critique aura déjà disparu, tout reviendra à la normale et on sera parvenu à trouver une quelconque explication psychologique liée à l’enfance de Roland, une preuve du fait qu’il n’a jamais été vraiment comme tous les autres. Les parias redeviendront des modèles, le système se dépoussiéra les épaules, ses membres hausseront les leurs et tout le monde redeviendra l’idiot utile du village. Mais revenons à Roland. 


Le narrateur tient à vous rassurer, il ne compte pas se perdre dans des descriptions intempestives, qu’il considère d’ailleurs bien secondaires, du physique de ce cher Roland ni même en faire sa biographie. Non, ce qui compte pour lui c’est de raconter les quelques jours qui précédèrent l’incident, du point de vue de Roland, afin de mieux comprendre comment un homme puisse commettre une chose pareille. Il oserait même s’avancer en prétendant qu’il s’attèle ici à nous faire comprendre c’est qu’est un homme en des temps si étranges que le nôtre. En guise de certificat d’authenticité et d’objectivité, le narrateur tient à souligner que ce qu’il s’apprête à vous présenter tient pour source les témoignages des multiples témoins de l’incident – ayant eu du mal à trancher entre spectateurs et acteurs tant ces termes paraissent ridicules en comparaison de Roland, il s’est satisfait de « témoins » – et autres personnes ayant échangé avec Roland au cours de la période de notre récit. Mais le narrateur peut également afficher fièrement qu’il tient pour source de premier choix un entretien exclusif qu’il a pu réaliser avec le principal intéressé de toute cette affaire. Nombreux sont ceux qui crieront à l’imposture, à une impossibilité totale au vu des circonstances, qu’il ne s’agit ni plus ni moins que de pathétiques bobards d’un auteur en mal d’inspiration. Un auteur tombé si bas qu’il s’abaisse encore, vainement, à tenter de voler avec sournoiserie l’attention d’un public déjà bien trop occupé par

sa vie quotidienne pour s’accorder quelques minutes la lecture du manuscrit d’un illustre inconnu. Laissons donc ces personnes s’offusquer et blâmer le narrateur vous demandant aimablement de le croire sans qu’il n’ait besoin de se justifier outre mesure car après tout, il est romancier et non journaliste. 
Le héros de notre histoire est donc Roland Hyphren, que nous appellerons à partir de maintenant Roland, après tout le narrateur a le droit puisqu’il a pu le rencontrer ; un être ô combien intriguant, que certains aiment aujourd’hui qualifier de monstre mais qui à nos yeux est tout ce qui se fait de plus humain. 


II 


Roland évita de justesse la bouteille de vodka qu’on venait de lui lancer au visage et qui alla exploser sur le mur derrière lui. En guise de provocation il leva son verre en direction de la lanceuse tout en lui adressant un de ses fameux sourires narquois qui la faisait sortir hors de ses gonds. Il finit le contenu de son verre qu’il posa sur la table et en profita pour ramasser ses clés et son portefeuille, il était temps pour lui de partir. Il était une heure du matin et il ne voulait pas que la dispute soit entendue par les autres habitants de l’immeuble, cela ferait mauvais genre. Et puis il avait l’habitude avec elle, s’il ne partait pas, elle allait continuer à l’insulter pendant des heures sans rien proposer de constructif. Elle lui reprocherait tous les maux de la Terre, l’abaisserait au niveau des pires engeances de l’humanité mais in fine elle ne le quitterait pas, c’était trop dur pour elle. Il aurait aimé la traiter de faible et lâche mais cela aurait été hypocrite de sa part, il s’imaginait mal pouvoir la quitter de son plein gré. Pourtant leur séparation lui ferait le plus grand bien : il pourrait enfin goûter à la liberté totale, il n’aurait plus aucune entrave, plus personne pour le juger. Il reconnaissait toutefois qu’il appréciait également qu’elle reste à chaque fois, car bien qu’il puisse la tromper à répétition, lui faire quotidiennement des fausses promesses, il avait fini par s’attacher à elle et à ses petites manies. Et puis il adorait le manteau qu’elle lui avait offert lors de leur premier rendez-vous, certes il lui avait paru très lourd et trop chaud au début, mais il s’y était fait et il était bien content de pouvoir se couvrir lorsqu’il bravait les nuits froides de X. Il se disait aussi qu’au fond, son amour pour la liberté lui venait d’elle et qu’une fois qu’elle l’aurait abandonné il ne verrait pas ce qu’il y a de si extraordinaire à pouvoir être seul et faire ce que l’on veut. Le goût de l’interdit, jouer avec le feu et tordre les règles, voilà ce qui lui faisait garder le sourire en permanence. C’était un jeu extrêmement dangereux, il le savait, et qui lui apportait autant de misère que de bonheur mais cela restait sa motivation principale chaque jour. Il rêvait d’en comprendre complètement les règles afin de les soumettre à sa volonté, de devenir le seul maître du jeu. Oui, finalement c’était mieux qu’elle reste, mais si seulement elle pouvait arrêter d’être surprise quand elle découvrait une énième tromperie. Elle le connaissait, elle savait quels étaient ses défauts et ses qualités, si elle restait il fallait qu’elle les accepte sans quoi elle continuerait à se faire du mal. Or, c’est quand elle avait mal qu’il souffrait le plus, autre preuve de son attachement. 


Le ton commença à monter d’un cran supérieur et s’en fut décidément trop pour Roland qui enfila son manteau fétiche et lui claqua la porte de l’appartement au nez. Il descendit à toute vitesse les escaliers en colimaçon de l’immeuble, pressé de se plonger dans l’air frais d’une nuit de printemps. Il fut surpris de s’apercevoir que son manteau, malgré les événements de la soirée, était très léger. Peut-être que cette fois-ci elle ne serait plus là quand il reviendra à l’appartement. Mais qu’importe, il s’agissait maintenant de profiter de cette nuit de printemps. Roland adorait la nuit, c’était son alliée la plus précieuse car elle le cachait de tous les regards, grâce à elle il pouvait enfin arrêter de sourire et afficher ses terribles crocs. 


Le lecteur avisé, témoin plus ou moins direct des événements récents, pourrait se dire que le narrateur sombre dans un écueil pathétique d’une absence totale de nuance et se contente de déshumaniser ce cher Roland. Car après tout, ce serait dans l’ère du temps. Mais ce même lecteur peut être rassuré. Tout l’enjeu de ce récit est de lui montrer que Roland n’est point passé de brave homme à monstre terrible en un jour, que la nature humaine n’est pas blanche ou noire mais qu’elle est une tapisserie complexe, brodée de multiples arabesques sur lesquelles figurent toutes les nuances de gris. Roland ne s’est pas transformé en monstre, il en a toujours été un, comme vous et moi. Et comme vous et moi, il pouvait aussi être un ange et n’était donc finalement rien. Un homme en somme. Mais à la différence de nous, Roland était pleinement conscient de l’existence de ce monstre qu’il avait fait sortir de sa tanière. Cette créature était d’ailleurs plus proche du Malin que d’une créature ne souhaitant que la débauche et le carnage, elle était vicieuse et attendait son heure. Aussi, tant qu’elle restait plus ou moins enfouie, Roland pouvait aimer, quand bien même fut-ce le temps d’une soirée, il pouvait rire, festoyer, se lancer dans des débats sans fin, prendre plaisir à faire du sport ou être avec des amis… Seulement, Roland prenait du recul sur chaque moment, il ne se laissait pas porter par un instinct ou un naturel quelconque, il étudiait tout à froid, chacune de ses actions étaient calculées. Il respirait mais il n’était pas vivant. Revenons à notre récit. 
Roland donc, venait de sortir. Il alluma son téléphone pour voir lesquels de ses amis seraient disponibles pour une petite fête nocturne mais il semblait malheureusement que tous soient déjà en train de dormir ou occupés. Tant pis. Il se rappela alors que cela faisait au moins une semaine qu’il n’avait pas été au Secours Populaire et que son absence devait commencer à se faire remarquer. Après tout, on remarque facilement quand quelqu’un comme lui n’est pas là et c’était d’ailleurs-là un grand problème pour lui. Il décida donc d’aller donner un coup de main pour la préparation des petits-déjeuners qui seraient servis vers sept heures, service auquel il participera bien évidemment. Que le lecteur ne s’y trompe pas, Roland ne participait pas à une telle action par simple bonté d’âme mais il devait apparaître comme quelqu’un de bien, sa position l’en obligeait. A l’heure où l’on reproche aux cadres leur inutilité certaine, où leur vénalité et voracité sont pointées du doigt, il fallait qu’il trouve une combine pour échapper aux critiques et le bénévolat lui avait semblé être le meilleur moyen. Il n’est pas nécessaire d’être un saint pour aider son prochain mais celui qui le fait sans s’en vanter sera immédiatement porté aux nues avec le minimum de pudeur nécessaire pour respecter son anonymat. C’était tout ce dont il avait besoin. Certains auraient ici envie de lancer la première pierre à Roland en lui reprochant de montrer le plus grand intérêt à une tâche désintéressée mais le narrateur aimerait leur demander si cela est bien raisonnable ? Roland ne fait-il pas ici preuve d’un plus grand humanisme que n’importe lequel d’entre-nous ?

III

Roland passa donc le reste de la nuit à préparer des plats et donner divers coups de main aux autres bénévoles, en s’efforçant de rester dans l’anonymat le plus visiblement possible. Sa discrète abnégation et son ardeur toute mesurée à la tâche avaient impressionné les autres bénévoles surtout lorsqu’un débutant, encore peu habitué à lutter contre la fatigue, avait malencontreusement renversé un panier d’œufs sur lui et qu’il était resté de marbre, se contentant de lui donner une tape dans le dos. Il avait ajouté que cela était arrivé à tout le monde au moins une fois, en omettant qu’il était la seule exception, et qu’il ne fallait pas s’en faire et qu’au contraire il souhaitait féliciter le malheureux pour s’être engagé dans l’aventure du bénévolat. Mais au fond de lui, Roland fulminait : le jeune imbécile avait ruiné ses vêtements et sa coiffure qui empestaient désormais l’œuf et étaient couverts de jaune. Il avait même songé dans un premier temps à humilier le fautif, en le traitant de tous les noms pensant que cela pourrait montrer que comme tous les autres bénévoles il n’était qu’un homme incapable de lutter contre la fatigue, puis il s’était rendu à l’évidence que l’incident serait bien plus vite oublié s’il agissait comme ayant déjà tourné la page. Le calcul avait été serré mais il se révéla une nouvelle fois juste. Il profita même de cet épisode pour se rapprocher de Mathilde, une charmante rousse toujours excitée qui avait attiré l’œil de nombreux bénévoles. Roland, bien évidemment, n’en avait rien à faire d’elle, mais il était important pour lui de conserver une image d’homme comme les autres. Car s’il n’était pas allé séduire la rouquine, comme il aimait l’appeler, on l’aurait soupçonné d’être bénévole uniquement pour le bien des autres or être considéré comme un saint un bien trop dangereux. Le saint est jalousé, on attend de lui à ce qu’il se dépasse à chaque nouvelle action et on est prêt à lui tomber dessus à la moindre erreur ; bref le saint est scruté de toute part. Et puis il avait une réputation, légère entendons-nous bien, à tenir auprès de ceux qui se considéraient comme ses proches. Ces derniers disaient de lui qu’il changeait de compagne environ tous les deux mois et étant donné qu’il venait de jeter Roxanne – cette dernière ayant appris qu’il ne vivait pas seul – il fallait qu’il puisse en présenter une nouvelle. Et tout compte fait, il n’était pas si dramatique que ses vêtements soient salis, ce genre de petits désagréments pouvaient même se révéler au contraire bénéfiques pour lui. En ajoutant de l’aléatoire à son quotidien, cela rendait celui-ci faussement vivant car l’aléatoire permettait à Roland de prévoir que des choses imprévisibles allaient se produire. Il pouvait donc s’entraîner à jouer la surprise, la colère, la tristesse… Et parce que l’aléatoire était une composante ordinaire de n’importe quelle vie, celle de Roland le devenait, ordinaire. Or si l’on considère que votre existence ne se démarque pas de celles de vos voisins, on cesse de vous considérer tout court. Le hasard, malgré l’horreur que cela pouvait représenter pour un calculateur comme Roland, était le camouflage ultime. De toute manière ce n’était pas son salaire qui l’empêcherait de regarnir sa garde-robe. 


En parlant de cela, Roland venait d’arriver à son bureau. Il avait plus d’une heure de retard ce qui lui valut une sévère remontrance de la part de son supérieur ; mais après tout, qui n’était jamais arrivé un jour en retard ? Cependant, horreur, son supérieur commença à lui passer un savon devant les autres employés, lui reprochant notamment son odeur nauséabonde et ses cernes qui sous-entendaient qu’il n’avait pas dormi de la nuit. Roland aurait pu le couper à plusieurs reprises pour lui expliquer les raisons de la déconvenue mais il jugea préférable de ne rien faire afin de ne pas attirer d’avantage l’attention sur lui. L’autre ne se priva donc pas d’afficher un sourire satisfait en insistant sur les valeurs de l’entreprise et la grande famille qu’elle était, expliquant que si un rouage ne se mettait pas en marche, c’était toute la chaîne qui était paralysée. Roland promit qu’il ferait plus attention à l’avenir et alla s’asseoir à son poste

pour passer le reste de la journée à remplir des chiffres dans des matrices tout en travaillant sur la prochaine campagne marketing d’une application révolutionnaire qui proposait d’aller faire des courses, sans gluten évidemment, pour les employés de bureau étant donné que ces derniers, bien trop occupés à transformer la face du monde, n’avaient pas le temps de s’occuper d’activités aussi triviales. A 19h30, le vendredi il aimait faire des journées courtes, il se dépêcha de quitter le bureau pour aller retrouver Mathilde qui l’attendait déjà à son appartement. Et il détestait faire attendre. 


IV 


Qu’est-ce qui motivait Roland ? L’argent ? La célébrité ? Les femmes ? Rien de tout cela. De toute manière, il possédait déjà ces trois choses. Le plus dur était peut-être de devoir les conserver alors qu’il ne souhaitait pas les avoir. Car ce que recherchait Roland, c’était la tranquillité, le vide, l’absence de tout trouble. Il souhaitait que sa vie soit un ruisseau ne rencontrant aucun barrage sur son passage. S’il allait en soirée et buvait jusqu’à ne plus tenir debout, c’est parce qu’il ne souhaitait pas qu’on lui reproche d’être misanthrope ou coincé. S’il enchaînait les conquêtes comme Alexandre le Grand étendait son empire, ce n’était pas parce qu’il ne pouvait contrôler sa libido ni qu’il cherchait à flatter son égo, mais parce qu’il refusait qu’on puisse le traiter de ringard. Ses dépenses, malgré son salaire qui aurait pu lui permettre de nombreuses folies, n’étaient jamais excessivement hautes ni soupçonneusement basses, elles étaient piles dans la moyenne. Il ne possédait pas de maison car ainsi personne ne pourrait marcher dans la rue, s’arrêter et la pointer du doigt en disant « Tu vois cette belle maison ? C’est celle de Roland ! ». Toutefois, son appartement était situé dans un beau quartier pour qu’on ne l’accuse pas de fréquenter les mauvaises personnes. Certes il allait donner de sa personne dans des associations bénévoles et pouvait faire preuve d’une grande générosité, mais ce n’était jamais pour recevoir des compliments ou trop s’afficher auprès des autres. Il ne cherchait qu’à satisfaire sa conscience et à sa mort, on ne pourrait pas l’accuser de n’avoir rien fait pour son prochain. Il préméditait l’entièreté de sa vie quotidienne pour s’acheter la paix de son âme et la paix du regard des autres. En faisant tout comme tout le monde tout en étant diamétralement différent, il parvenait à jeter un voile sur sa personne. Pourtant visible de tous, on ne pouvait réellement retenir sa personnalité ni ses attributs physiques sans que cela ne vire non plus à l’obsession de percer son secret. Ainsi, tout le monde se disait qu’il s’agissait d’un chic type et personne ne cherchait à en savoir plus. En étant continuellement dans la juste note, rien ni personne ne pourrait venir casser son rythme. Il suivait la partition sans accroc, tournant les pages les unes après les autres en maîtrisant parfaitement le tempo. Il était à la fois le chef d’orchestre, les cordes, les cuivres, les vents… En s’aliénant totalement à la partition, il espérait gagner sa liberté. La liberté de ne pas exister, d’être sans être, il forgeait le masque d’invisibilité. 


Mais malgré tous ses efforts, malgré tous ses sacrifices, Roland ne parvenait pas à être rien. Le vide lui échappait constamment. Et plus le temps passait, plus il constatait son impuissance et alors plus il commençait à haïr. A se haïr lui, pour commencer, être pathétique incapable d’atteindre son idéal de vie. Mais à haïr les autres, surtout. Ces personnes misérables, méprisables et méprisantes. Ce sont elles qui le forçaient à boire le verre de trop, ce sont elles qui le forçaient à danser comme un crétin jusqu’à l’aurore sur un brouhaha vomitif qu’elles qualifiaient de musique. Ce sont elles qui le forçaient à acheter une nouvelle bague, un nouveau

sac, une nouvelle robe, un nouveau costume, un nouveau parfum… Ce sont elles qui le forçaient à leur parler. Ce sont elles qui le forçaient à sourire voire pire, à rire. Il les détestait ces immondes limaces. Parfois, quand il n’arrivait pas à trouver le sommeil, chose qui l’énervait plus que tout, il s’imaginait en train de serrer leur petit cou fragile, de raffermir sa poigne seconde après seconde jusqu’à ce que leurs yeux sortent de leurs orifices et que leur peau devienne bleue. Il fantasmait d’écraser au sol leur visage marqué par l’ignorance et la médiocrité, d’aplatir sa chaussure sur leurs joues. Une fois qu’il les aurait tous égorgés il serait enfin seul, et seul, il ne serait personne. 
Sauf qu’elle, elle serait toujours là, il le savait, il ne pourrait jamais s’en débarrasser. Ils s’étaient rencontrés tôt, trop tôt, et depuis elle ne l’avait plus lâché d’une semelle. Même quand elle l’insultait, le défigurait, il n’arrivait pas à s’en séparer. Alors il espérait, lâchement, que ce soit elle qui finisse par le quitter, excédée de lui. Mais comme nous avons pu le voir, elle continuait à s’accrocher. Pire qu’une sangsue, c’était un cafard, increvable. 


C’est dans ces moments là que tout son travail quotidien s’effondrait. Il partait se cacher dans les toilettes d’un restaurant néerlandais toujours désert, on se demande bien pourquoi, et là, les mains collées sur le lavabo jamais nettoyé des toilettes pour hommes, fixant son reflet dans le miroir à moitié brisé et couvert de chewing-gums, il devenait enfin lui-même. Otant son masque de scène qu’il gardait d’habitude toujours sur lui, il se lançait dans la plus passionnée des dithyrambes : 


« Qu’ils aillent se faire foutre… Qui ça ? Tous, tout le putain de monde. Ils peuvent tous bien aller se faire mettre cette bande de dégénérés. J’emmerde les connards de fils à papa que je me coltine aux bureaux qui ont volé leur emploi juste parce qu’ils savent avoir de la tchatche en entretien d’embauche. Je me suis tué pendant des années à la tâche dans l’espoir de décrocher un poste à la con qui satisferait papa et maman pendant que ces enfoirés se sont touchés la nouille pendant cinq ans mais peuvent te sortir leur expérience internationale. Expérience mon cul. Ils ont passé cinq ans à baiser tout ce qui bouge, à se mettre des races en soirée le tout en travaillant pour la boîte du copain de tonton. J’emmerde nos réunions de merde où l’on doit se farcir pendant trois quarts d’heure des powerpoints pétés délégués au premier stagiaire venu. J’emmerde les Marie et autres Alexandra à deux balles lors de la pause-café. Trump est méchant ? L’Europe c’est bien et faut faire barrage à la haine ? Merci trouduc, je ne t’ai pas attendu pour comprendre ça. J’emmerde les Hugo, Clémence, Sara… et leur accent anglais parfait mais incapables de fournir la moindre réflexion intéressante. C’est sûr que c’est plus facile de réciter la leçon apprise à la télé avec une voix de connasse que de proposer un vrai débat. Ces mêmes connasses qui après t’avoir dit que la pauvreté c’est triste et qu’il faut se battre pour la condition de la femme, iront se mettre une murge en boîte ou autre soirée de merde et termineront la nuit dans le lit du premier connard venu. Tu veux me parler de respect ? Commence par te respecter. Ces mêmes filles qui font les effarouchées qui font les choquées quand leur pote en audit fait une blague grivoise mais qui seront les premières à passer sous le bureau quand elles seront chez BNP. J’emmerde tous ces fils de pute de BNP, SG, Deloitte et autres boîtes de merde… Ces types se prennent pour les rois car ils portent des costumes et choppent Vanessa en boîte mais sont incapables de s’exprimer sans dire une connerie. Dire que ces abrutis finiront à la tête des plus grandes entreprises. Putain de fils à papa qui ont passé leur vie dans des lycées catho à s’entre-sucer entre gens du 16ème mais qui osent prétendre avoir des valeurs morales. Jésus se suiciderait en voyant que vous vous revendiquez de lui. Et d’ailleurs j’emmerde ces putains d’entreprise et leurs fameux esprits d’entreprise. Ces tarés nous font croire qu’ils se préoccupent de qui tu es, de l’avenir de la société, des enjeux sociaux et environnementaux alors que le seul vert qui les intéresse c’est celui des billets. Dire qu’un Steve Jobs est mis sur la même échelle qu’un Napoléon, Marx ou Einstein ça me fout la gerbe. Ce ne sont que des putains d’épiciers. Ils pourraient tous crever que ça ne changerait rien, je suis même persuadé que le monde irait mieux. Tous les hypocrites qui les soutiennent vont au Macdo et iront travailler chez Nestlé ou Total. A quel moment tu te prétends solidaire et ami des petites gens quand t’es dans une putain d’école de commerce ? Arrête de faire genre, t’es cramé. Mais bon c’est bien, ça fera une belle ligne sur ton CV et tu pourras poster sur Facebook et Insta tes photos de toi en Afrique avec des messages à la con comme « Ils n’ont rien mais ils donnent tout ». Va bien crever espèce d’enfoiré. Le message vaut pour vous aussi, les fameux communistes et socialistes qui travaillent dans la finance. « On veut transformer le système de l’intérieur ». Intérieur de mon cul, oui ! Vous n’êtes que des planqués, arrêtez de vous prendre pour des révolutionnaires, vous auriez été les premiers flingués par le Che. Et puis en fait j’emmerde tout le monde. Banquier ou pas. Commercial ou artiste. Intellectuel ou débile. Ils ne valent rien. Ils ne savent pas exister. Ils sont toujours en train de se scruter les uns les autres, prêts à se tomber les uns sur les autres comme des chiens de faïence. Ils prétendent chercher à s’améliorer mais on sait tous que cela veut surtout dire chercher à dépasser les autres. Sortez de votre putain de caverne les débiles. C’est à cause de vous que je ne peux pas être libre, à cause de vous que je suis une merde insignifiante qui ne peut pas aller au bout de ses rêves. C’est à cause de vous que je crève de ne pas pouvoir être seul. Disparaissez, tous autant que vous êtes et je pourrai enfin m’épanouir. Surtout toi. Oui toi. Tu pensais que je t’avais oubliée ? Tu es constamment là, tu ne me quittes jamais, toujours en train de juger mes moindres faits et gestes. Parfois j’ai l’impression que pour t’échapper il faudrait que je me flingue. Mais même là je pense que tu arriverais encore à me harceler, tu serais la première à aller voir les autres, à leur raconter qui je suis, ce que j’ai fait et ce que j’aurais pu faire. Tu prétends être mon alliée mais tu es ma pire ennemie, tu me tues à petit feu. Mais peut-être que mon échappatoire se trouve là, dans mon assassinat. Si quelqu’un d’autre me tue, on ne pourra que me pleurer car on déteste dire du mal des victimes. » 


Il serait maintenant temps d’aborder les terribles faits qui ont conduit à l’existence de ce manuscrit mais votre fidèle serviteur doit présenter patte blanche. Il ne sait rien de ce qui a pu se passer. Meurtre ? Suicide ? Carnage ? Simple accident ? Finalement tout cela importe peu, car en quoi cela changerait le contenu de ce qui a été écrit précédemment ? Roland a été mis à nu et chacun sera libre d’émettre son propre jugement selon les circonstances de sa mort. Car si je sais bien une chose, c’est qu’il est mort, sinon vous ne seriez pas en train de lire ces pages. Tout a été prévu pour que peu importe la manière dont Roland échouera à accomplir son rêve, vous puissiez tenir cet ouvrage entre vos mains. J’espère sincèrement qu’en lisant ces dernières lignes vous affichez une tête d’ahurie, oui celle-là précisément, que vous vous rendez compte de votre stupidité et de votre erreur. Roland n’a jamais été des vôtres et pourtant vous l’avez traité comme un égal durant son existence. Rassurez-vous, pour lui cela était plus insultant qu’autre chose tant il vous détestait, mais pour vous qui l’aimiez cela doit vous apparaître comme une trahison terrible. Et dès lors la question se pose. Si lui était un traître à la race ; qui d’autre pourrait l’être aussi ? Pour y répondre vous n’aurez pas à fournir plus d’efforts que d’habitude pas de panique. Continuez de vous juger, de vous épier sans relâche à la recherche de la moindre différence chez l’autre. Marchez-vous dessus, bâtissez de fausses idoles, créez de nouvelles normes et valeurs insipides ne répondant à rien. C’est ainsi que vous retomberez dans votre existence ayant précédé cette lecture, vous redeviendrez insouciants et vous triompherez de Roland. Votre médiocrité est votre plus grande victoire sur lui. Mais sachez qu’un jour, vous aussi vous vous retrouverez dans les toilettes insalubres d’un restaurant miteux et, contemplant votre reflet dans la glace, vous constaterez l’absurdité de votre existence et votre faiblesse infinie. Et là, elle vous frappera de toutes ses forces comme elle frappa Roland durant toute sa vie. Elle vous mettra à terre, vous attachera à elle et vous traînera pour le reste de votre existence. Pour lutter contre elle vous ferez alors comme lui, vous vous fabriquerez un masque pour vous cacher d’elle et des autres, mais vous finirez toujours par être démasqués. R.H.

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