Phèdre

Jonathan Bridge

« L’amour comme dérobade, l’étreinte comme ultime argument, la jouissance en points de suspension » – Amin Maalouf

La matinée était encore brumeuse, pourtant Phèdre était déjà assise sur la terrasse du café de chez Flores. Les garçons prenaient machinalement les commandes. Tous les clients semblaient heureux mais en y regardant de plus près, Phèdre arborait un sourire fendu. Il aurait fallu un examen plus approfondi qu’un simple regard lors d’une commande pour s’en apercevoir. Bien qu’entourée de touristes et de garçons de table, elle se sentait seule au monde.

Ses parents avaient eu le bon goût de la nommer comme la tragique reine de Grèce suite, selon eux, à une représentation de la pièce de Racine à la Comédie française. La vérité était plus simple. Dans leur snobisme d’arrivistes provinciaux découvrant le quartier latin, ils désiraient que leur fille détonne au milieu des Marguerite et des Simone, prénoms qui tenaient particulièrement à cœur aux bourgeois du 5ème en 1986. Et bien sûr advint le jour où Thésée rencontra sa Phèdre. De dix ans son ainé, divorcé avec un enfant déjà dans le supérieur, elle avait accepté sa demande avec un soupir. Convaincue de n’avoir jamais connu l’amour, elle avait choisi le parti qui s’offrait à elle et qui ne briderait pas trop sa créativité. En effet, elle avait l’ambition d’écrire un Goncourt. Chef d’œuvre inachevé, abandonné comme tous ses autres projets dans le jardin de l’ennui et de la paresse. Au grand jamais, elle n’évoqua devant quiconque l’ennui ou la page blanche.

Pourtant, elle avait perdu le sel de la vie, à défaut de l’avoir déjà goûté un jour. Ce dépit se retrouvait dans ses gestes du quotidien comme dans la craquelure dans ce sourire de façade qui avait fait chavirer Thésée. Et ce dégoût de la vie se nichait tout autant dans cette fiole de Donormyl, près de son café.

Depuis quelques années, Phèdre avait pris l’habitude chaque matin d’en verser quelques gouttes dans son café. Elle disait à son mari quelles l’aidaient à dormir. Mais ce qu’il ne voyait pas chaque après-midi où il brillait par son absence, c’était que sa femme en profitait pour s’assoupir jusqu’à son retour. Morphée l’accueillait chaque jour plus profondément. Elle était passée maîtresse dans l’art de feindre la fatigue d’un dur labeur quotidien. Thésée quémandait toujours un baiser, qu’elle lui accordait bien gracieusement, et des nouvelles de ses projets tous avortés. Chaque soir, elle promettait de lui en montrer des ébauches avant de l’inviter à venir la rejoindre dans le lit. Thésée la retrouvait toujours endormie et la fiole toujours plus amoindrie. Ce jour ne faisait pas exception à la règle. Hormis que la nuit dernière lui donnait matière à réflexion plus que de raison, là où pourtant trois gouttes étaient devenues rituelles. Elle en versa une première dans son café puis suspendit son geste et se remémora son mariage.

*  *  *

La cérémonie à la mairie fut une formalité bien vite expédiée. La mère sénile d’Hippolyte et la cousine de Phèdre, Ariane, étaient les seules présentes. Les parents de Phèdre n’avaient évidemment pas été conviés.

Le vin d’honneur fut moins aisé. Phèdre se força à sourire à tous les convives. Ses lèvres en devinrent figées, son visage artificiel tel un masque de scène antique. Elle arrivait à donner l’illusion d’une jeune mariée comblée. La première danse lança la soirée et lui permit enfin de s’asseoir. Elle en oublia presque les rapiats qui n’étaient venus que pour la réception et non pour célébrer le « bonheur des tourtereaux ».

Thésée était aux anges. Tous ses amis lui rappelaient quelle chance il avait d’avoir une femme si belle, si jeune et si cultivée. Et à lui de répondre qu’il ferait tout son possible pour la couvrir d’amour. Une tape sur l’épaule, une embrassade et au suivant. Phèdre pensa alors qu’il était bien assez heureux pour deux.

L’immobilité apparente de son sourire ne laissait présager en rien de la vivacité avec laquelle son esprit se permettait de mépriser ses invités.

Trop gros. Il finira le buffet. Sa femme est tout aussi obèse cela dit. Une belle « brochette ».

Sourire factice. Robe courte et décolleté plongeant. Elle se tapera le photographe qui la « capture » avec son appareil.

Déjà soûl. On nous avait prévenus.

Ses pensées s’arrêtèrent quand son mari lui tint la main sous la table. Cette chaleur inattendue créa en elle un sentiment de confort fugace, bien vite étouffé par son mal-être perpétuel. Elle acquiesça à une demande de sa belle-mère, inaudible avec la musique. L’intéressée sembla satisfaite. Phèdre s’en désintéressa rapidement. Elle observa les danseurs qui les avaient succédés Hippolyte et elle. Ils étaient heureux. Certains s’embrassaient. D’autres s’enlaçaient. Jeunes ou vieux, ils étaient loin de ce monde, loin de tout. Phèdre souhaitait connaître cette extase tranquille qu’était l’amour, ou du moins son ébauche. Là où dans les livres un ouragan pouvait faire rage, elle ne sentait qu’une faible brise. A peine un souffle. Plus proche du dernier soupir que du cri de joie d’un nourrisson, heureux sans le savoir d’être parmi nous. En scrutant son passé, elle ne voyait que des désillusions, du sexe purement compulsif, des amitiés qui se délitent à la première occasion ou victimes de l’éloignement. Ce mariage n’était que le clou du spectacle de sa vie : une farce.
Thésée ne s’arrêtait qu’aux apparences. Il voyait en elle un trophée, une pièce de viande intelligente et cultivée. Certaines femmes pouvaient s’en satisfaire et presque se complaire dans un état végétatif fait de sacs Gucci et de bracelets Cartier. Phèdre, non. Elle était différente. Elle était triste.

Il y a quelques mois, elle avait bien essayé de consulter. Le docteur lui avait prescrit une goutte de Donormyl par soir contre la dépression. Deux gouttes lui faisaient oublier pendant quelques heures ses pensées sombres. Elle avait peur d’en prendre une troisième. Mais depuis une semaine, avec l’avènement du mariage, elle hésitait à sauter le pas. Cette envie lui était restée pendant toute la cérémonie.

Sa réflexion fut brutalement interrompue par sa nouvelle mère qui avait soudainement quitté sa chaise pour se jeter au cou d’un beau jeune homme à la peau bronzée par le soleil et au sourire envoutant. Phèdre venait de rencontrer Hippolyte. Son beau-fils.

*  *  *

L’activité commençait à prendre place chez Flores. Les touristes étaient plus nombreux autour d’elle. Les garçons accéléraient la cadence. La table voisine avait été envahie par une famille de trois. Le petit traînait sous la table alors que les parents étaient déjà à leur deuxième clope. Ils se tenaient la main et s’échangeaient la cigarette.

Le romantisme du 21ème.

Méprisante et envieuse, Phèdre détourna le regard. En versant une deuxième goutte dans son café, elle se remémora cette cigarette dans les montagnes.

*  *  *

La famille de Thésée et elle étaient parties dans les montagnes dans le chalet familial du Jura. Chalet qui n’en avait que le nom. Il ressemblait davantage à une villa de luxe tout en verre et en métal qu’à une vieille bicoque en bois. Elle avait accompagné son mari à contre-cœur. Elle aurait préféré rester à l’appartement, dans leur lit, à attendre que fasse effet ses trois gouttes devenues quotidiennes de Donormyl. Mais arrivée sur les lieux, elle réalisa bien vite que son flacon était vide ! Hippolyte, dont les muscles saillaient même à travers un pull en laine, se proposa d’aller le lui chercher à la pharmacie, plus bas dans la vallée. Phèdre, désespérée et attirée par l’idée de fuir toute la petite smala, s’engouffra dans la voiture.

La radio passait de la variété française sans importance et un silence gêné s’installait lentement dans l’habitacle. Phèdre s’en voulait de paraître si fébrile pour quelques gouttes d’un produit qu’elle savait dangereux pour sa santé, mais elle n’osait regarder son beau-fils en face. D’un naturel affable, il commença la conversation, parlant presque seul. Il lui raconta ses travaux sur la faune marine à Marseille et à Sofia-Antipolis. C’est seulement alors que Phèdre remarqua que sa peau avait pris un hâle encore plus doré que le jour de leur rencontre. Elle se prit souvent à regarder sa peau et à la comparer à la sienne, si pâle à force de rester enfermée sous les draps. Silencieuse, elle l’écouta parler de sa voix grave qu’il accompagnait toujours d’un sourire tendre. Captivée, elle regardait sa mâchoire évoluait au fil de son histoire. Lentement, son regard descendit vers la commissure de son cou.

Même son père n’a pas ses épaules… Ni ses bras.

Explorant du regard son beau-fils, elle s’attarda sur ces mains puissantes qui tenaient fermement le volant et qu’elle imaginait agiles et chaudes.

Elle fut sortie de sa rêverie solitaire par Hippolyte qui arrêta la voiture et sortit. Ils étaient arrivés dans la vallée et la pharmacie de garde était encore ouverte. Elle attendit son retour et tendit les mains fébrilement vers le flacon qu’il lui présenta. Pudique et digne, elle lui demanda d’attendre dehors. Elle lui tourna le dos dans la voiture et dévora goulument les quelques gouttes qui tombèrent de la pipette. Les effets se feraient sentir dans une petite demi-heure, assez pour ne pas s’endormir dans la voiture.

Elle ouvrit la fenêtre pour remercier son beau-fils quand il sortit une cigarette d’un paquet enfoui dans sa polaire et l’alluma lentement. Il tira une bouffée qui se dispersa dans la buée de son souffle. Enfin, il la regarda dans les yeux et la lui tendit. Maintenue entre les doigts de son nouveau fils, la cigarette s’offrait à elle. Elle approcha ses lèvres. L’air autour de sa main était chaud. Ses mains doivent être brûlantes, pensa-t-elle. Elle prit la cigarette en bouche et croisa le regard d’Hippolyte par-dessus sa main. Ses yeux brillaient d’envie. Un éclat que l’on destine plus à une amante qu’à sa nouvelle mère.

*  *  *

C’était la cohue dans le café. Des touristes étrangers étaient venus voir le café mythique. Celui de Sartre et de Beauvoir. Les commandes étaient passées en un tour de main et les garçons ne jetaient plus un seul regard aux clients depuis bien longtemps. Personne n’avait donc remarqué cette femme avec cette fiole suspendue au-dessus d’un café qui devait être froid car plus aucune fumée ne s’en dégageait. Elle observait du coin de l’œil la rencontre entre deux jeunes gens. Le garçon et la fille s’étaient salués avec une bise. Phèdre sentait qu’il y avait de l’attirance. De l’électricité même. Peut-être le sourire du jeune homme était-il trop grand pour une simple amie ? Toujours est-il que son attention fut captée par leurs échanges. Envieuse pour la seconde fois ce matin, Phèdre entrapercevait l’ébauche d’une passion. Du moins, le crut-elle. Sa jalousie fut vite douchée quand la jeune fille sortit son téléphone et rit du profil Tinder de son nouveau partenaire de jeu. La passion n’était donc pas au rendez-vous au Café de Chez Flores, simplement le jeu de deux corps voulant s’amuser au lit le temps d’une journée. Peut-être deux. Voire un mois. Pas plus loin, car l’amour ne nait pas sur les réseaux. Il se fait de rien. De regards appuyés quand les lèvres se font timides. De tendresse dans les gestes quotidiens. Cette idylle numérique n’étoufferait que l’ennui de vivre. Comme la nuit dernière. Phèdre avait vaincu Racine. Elle s’était jointe à son Hippolyte. Et la troisième goutte tomba.

*  *  *

Thésée était en voyage d’affaires. Hippolyte aurait dû dormir sur le canapé. Après quelques verres, ils convinrent entre deux baisers qu’ils partageraient la même couche. Par jeu, Phèdre avait accepté ses avances qui n’était jamais allé plus loin que cet éclat dans son regard, ce jour-là dans la neige. Il avait parlé presque seul pendant tout le repas, ivre d’alcool et d’une confiance de jeune coq. Phèdre, elle, était restée silencieuse à observer ses mains et ses épaules. L’alcool montant aussi vite que sa passion pour sa belle-mère d’à peine dix ans son aîné, Hippolyte répondit à la fine caresse sur sa main par un regard intense. Il se saisit d’elle. Ses mains chaudes sur ses hanches, il colla son torse puissant à son corps et lui vola un baiser brutal, presque animal. Surprise, Phèdre se ressaisit bien vite. Elle commença d’abord par guider ses mains sur ses fesses. Tandis que les siennes se cachèrent dans ses cheveux. Il la souleva du sol et elle écarta ses cuisses pour les lover contre son corps. Ils quittèrent la cuisine, traversèrent le salon et il la projeta sur le lit, puis lui mordilla la commissure de la gorge. Leurs pouls s’accélèrent. Ils commençaient déjà à haleter alors que leur vêtement n’étaient pas encore retirés. Elle s’empara de sa ceinture et d’une secousse qui coupa le souffle à son partenaire, elle la lui retira prestement. Très vite, elle déboutonna son pantalon et le zip aguicheur se fit entendre. Opportuniste, Phèdre massa fermement cet entrejambe déjà dure. Hippolyte n’était pas en reste. Dans le même mouvement, il avait saisi, sous le t-shirt de son amante, ce soutien-gorge qui soutenait les deux petites pommes qu’il se savait sur le point de croquer. Quand il la libéra de sa prison de tissu, son regard ne put s’empêcher de désirer cette poitrine qui s’offrait à ses baisers. Elle libéra son membre de son sous-vêtement et le retourna sur le dos. Elle baisa son torse, son bas-ventre et ses cuisses. Hippolyte haleta sous chacun de ces assauts, jusqu’à ce que vint la libération de son désir : elle le prit en bouche. Elle caressa tendrement sa bourse, tandis que sa langue revenait sans cesse sur ce sexe qui se présentait à elle. Au bord de l’extase, ni tenant plus, il la releva et décida de refroidir son ardeur masculine en lui offrant ses lèvres sur son sexe à elle. Il fit tomber le sous-vêtement tout en réchauffant ses cuisses de ses mains puissantes. Le bouton de fleur qu’il y trouva se laissa caresser, lécher et masser pour le plus grand plaisir de Phèdre qui y trouva là un bel hommage à sa prestation. Phèdre voulait cet homme en elle. Elle voulait sentir ce membre aller et venir dans son âme. Elle voulait la fougue de la jeunesse. Quand il la pénétra, elle eut un soupir. Lui, ferma les yeux et commença alors le balai des amants. Chaque pas de danse conduisait à un enchaînement de sensations. Elle lui murmura quelques mots à l’oreille et il la libéra de son étreinte pour la mettre sur le ventre. Elle se cambra et il la prit sauvagement et chaque secousse s’accompagnait des cris des deux danseurs. Son corps tout entier se redressa quand il lui prit les cheveux la faisant gémir avec ardeur. Les coups se firent plus profonds, plus rapides. Le plaisir toujours plus vif, toujours plus puissant. Tout le corps de son partenaire se cambra dans un ultime sursaut de plaisir, puis vint le silence. Celui de l’extase. Celui des amants.

Il s’endormit très vite dans les bras de Phèdre, ses boucles lovaient sur sa poitrine. Phèdre, elle, resta éveillée un long moment. Elle réfléchissait à la sottise qu’elle venait de commettre par simple jeu. L’ennui l’avait amené à répondre aux avances d’un beau-fils qui n’avait pas hésité une seule seconde à prendre la femme de son père. Elle avait vu dans son regard qu’il y avait quelque chose de plus profond que du simple désir charnel. Elle n’en voulait pas. L’alcool avait eu raison de la dernière part de vertu qu’elle avait en elle. Elle se vomissait. Elle savait que ce bonheur éphémère dans sa couche ne durerait pas car Hippolyte ne l’intéressait déjà plus. Rien ne pourrait irriguer cette terre aride qu’avait toujours été son cœur. Elle pleura cette nuit-là avant de rejoindre les rêves.

*  *  *

Et elle pleurait aussi dans ce café où tant de gens venaient à se croiser sans se voir. Silencieusement, les larmes coulèrent sur la table. L’une d’elle accompagna la quatrième et ultime goutte de Donormyl. Elle se haïssait de vivre. Elle détestait la vie et ses illusions. Elle et ses histoires remplis d’espoir. Elle n’avait jamais connu l’amour et ne le connaitrait plus jamais. Elle était trop épuisée pour cette flamme qui aurait dû l’habiter il y a des années. Elle ne regretterait ni son mari, ni son fils, ni son Goncourt abandonné. Avant que sa volonté ne flanche sous l’instinct de survie, elle but d’une traite son café, breuvage désormais mortel. Il avait un goût d’absolution. A défaut d’avoir mené la vie qu’elle aurait voulue, elle choisirait sa mort. Comme sa sœur au théâtre : tragique, douce et personnelle. Elle laissa un généreux pourboire et quitta la terrasse sans un regard en arrière. Le café était plein de vie quand elle le quitta, pourtant personne ne remarqua son léger tremblement. Son voisin de palier la croisa sans la regarder, malgré son pas incertain. On la trouva le soir dans son lit., pâle et inanimée, un sourire évanescent aux lèvres. Ainsi s’éteignit Phèdre, celle qui a trop désiré sans jamais avoir saisi la vie.

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