Une promesse à soi – Hannah Valmay

Les enfants ont des rêves. Ils veulent devenir vétérinaire, princesse, cosmonaute,
voler, avoir des pouvoirs magiques, devenir un super héros. Les rêves d’enfants sont ensuite enterrés avec l’âge adulte. Le cimetière des rêves se forme. Parfois, je me souviens que quand j’étais petit, je rêvais de devenir pompier. Ce rêve est mort. D’ailleurs, le plus souvent, les rêves meurent avec nous. On aurait pu, on aurait dû. Le regret. On meurt avec des regrets.

Aujourd’hui, j’ai vingt ans, et j’ai un rêve. Il est modeste, un petit rêve comme on en a
parfois. Je rêve de vivre pour moi. Un rêve atteignable, que je touche parfois du doigt, que je frôle… sans jamais le saisir à pleine main. Ce genre de rêve qui ne repose que sur nos épaules, notre courage, notre force de caractère, un élan de la volonté vers le bonheur et la liberté. Une promesse à soi. Je me promets que j’y arriverai. Je me promets que je vivrai pour moi. Je me le promets.

Se promettre à soi est chose dangereuse. On passe un contrat entre soi et soi-même,
on s’engage envers soi, on compte sur soi. Je m’engage envers moi. On espère être plus
heureux une fois l’engagement tenu. Les promesses à soi sont séduisantes : elles n’engagent que soi envers soi. Pas de responsabilité envers autrui : si j’échoue, ça ne concerne que moi.

Je peux me faire plein de promesses : personne ne sera déçu à part moi. Mais moi, je ne peux pas échouer. Je me suis laissé faire trop longtemps. J’ai cédé à leurs envies, leurs demandes et leurs exigences. Je suis animé d’une envie de tout faire valser. Parfois, je m’imagine tout foutre en l’air. Je me vois casser les assiettes, fracasser les vases, entrer dans une rage terrible et impressionnante. Mais souvent je me tais et je pleure. Oui oui, je ferai ce que vous dites, c’est mieux pour moi et pour mon avenir. Non, je ne veux pas vous décevoir bien sûr, je veux vous faire plaisir et vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi.
Mais pas demain.
Demain, j’annonce à mes parents que je ne ferai pas une carrière de médecin.


Le calendrier indique que l’on est le vingt-et-un mars, début du printemps. Je n’ai pas
bien dormi la nuit dernière. J’angoisse beaucoup, la bataille sera rude. Mes yeux sont cernés, j’ai vraiment mauvaise mine. Je dirai que je suis sorti avec des amis.
C’est dimanche. Dans la salle à manger, la table est mise, la viande et les pommes de
terre sont en train de cuire. Mon père a cuisiné une bonne partie de la matinée. Tout est prêt pour un bon déjeuner de famille. Mes parents déjeunent, commentent la nourriture, tu diras au boucher que sa charcuterie est très bonne. Le présentateur du journal télévisé parle en fond, à voix basse, de la guerre en Ukraine et de l’inflation. Les nouvelles ne sont pas bonnes, c’est déprimant. Je n’arrive même pas à profiter du repas.

Tout me paraît fade, j’angoisse, je n’arrive pas à manger. Je suis fatigué.

– Louis, mon chéri, tout va bien ? me dit ma mère, inquiète de me voir sans appétit.

Ça y est, nous y voilà. Le moment fatidique. La bataille arrive. Je me suis entraîné. Je
suis armé des centaines de scénarios que j’ai fait dans ma tête de nombreuses fois dans mon lit avant de dormir. Je lui dis ça, comme prévu. La tactique est toute faite, je n’ai qu’à dire “maman, je ne serai pas médecin”, à agir, et on y est. Libéré du poids de contenter tout le monde sans se contenter soi avant tout. A l’attaque

– Maman, je ne serai pas médecin. Je ne veux pas devenir médecin, je ne serai pas
heureux comme ça. Je veux devenir comédien.
Un sentiment de fierté grandit en moi. J’ai réussi, je l’ai dit, victoire.

– Allons mon chéri, ne dis pas de bêtise… Ça gagne bien, c’est stable, et en plus ça
nous rend très fier, ton père et moi. Tu n’es pas d’accord mon chéri ? À croire qu’on
aurait tout raté avec toi.

– Oui, dit sobrement mon père. Acteur, ça te mènera à quoi ? On a pas dépensé tout ce
qu’on a dépensé dans tes études pour que tu deviennes comédien.

La légèreté avec laquelle ma mère prononce ces paroles me désarme. “Ça nous rend
fier, ton père et moi”. Elle s’est inquiétée de ne pas me voir manger, mais arrive à prononcer des paroles aussi violentes et dévastatrices. À cet instant, toute ma stratégie vole en éclat. Mon assurance, mon courage, tout s’enfuit en courant. Je ne sais pas quoi répondre. Les décevoir m’est insupportable. La déception dans leur regard est pour moi terrible, ce serait comme trahir toutes les espérances et les investissements qu’ils ont mis en ma personne. Je ne sais plus quoi dire ou quoi faire, je suis désarçonné. Que répondre à cela ? Je m’en fiche, ce n’est pas ce que je veux. Plus facile à dire qu’à faire.

“Ça nous rend fier, ton père et moi”.

“On a pas dépensé tout ce qu’on a dépensé dans tes études pour que tu deviennes acteur”.

Être comédien est souvent synonyme de statut instable, de revenus aléatoires, de fins de mois difficiles. Peu d’acteurs ont une carrière réussie. Peut-être ont-ils raison ? Cela ne mènera à rien, je vivrai dans la galère. Ma mère apporte la viande et les pommes de terre à table. Il manque le sel et le poivre, la moutarde, l’eau pétillante. “À croire qu’on aurait tout raté avec toi”. Je me lève de table pour aller les chercher.

– Je te sers comment ? me dit ma mère comme s’il ne s’était rien passé, comme si notre
conversation ne venait pas de se produire.

– Je n’ai pas faim, je n’en prendrai qu’un peu, dis-je la gorge serrée.
Il ne s’est rien passé, la vie reprend son cours, comme si j’avais dit une bêtise que l’on
voulait effacer. Je ne réponds rien d’autre, j’ai perdu, vaincu une fois de plus par un discours culpabilisateur. L’attaque était-elle trop forte ? Non. La défense était trop faible. La viande est bonne, mais elle me semble pourtant très fade. Être à table en leur présence devient douloureux. Une fois de plus, ils auront gagné et je ferai ce qu’ils veulent. Ils le savent, je me plierai à ce qu’ils disent, comme d’habitude. Un bon petit soldat bien fidèle. Le déjeuner est interminable, je reste jusqu’à la fin sans pleurer pour ne pas leur donner l’insupportable satisfaction de me voir abandonner le peu de dignité qu’il me reste. Ça nous rend fiers, ton père et moi. Maman, Papa, j’aime vous rendre fiers. Je dois vivre pour moi, mais je chéris la fierté qui illumine votre visage lorsque vous prononcez mon nom. J’aime vous rendre fiers car j’ai l’impression que cela vous rend heureux. Que la seule façon de vous montrer que je vous aime, et que je vous suis reconnaissant, c’est de vous rendre fiers, et donc, de me plier à vos désirs quant à mon avenir et à ma vie. De vous laisser maîtres de ma vie. Parce que dire je t’aime n’est pas suffisant, parce que tout ce que j’ai fait jusqu’à maintenant n’est pas suffisant et n’est pas à la hauteur de vos exigences. À croire qu’on aurait tout raté avec toi.

Enfin je peux repartir m’enfermer dans ma chambre. Là, les larmes montent toutes
seules. Peut-être ont-ils raison ? Renoncer à une carrière de comédien, embrasser la
profession de médecin, c’est plus sûr. C’est sûrement pour le mieux. Je suis pris par un terrible constat. Je reste un bon petit soldat pour mes parents, mais je n’ai pas tenu ma promesse. Ma promesse à moi. J’abandonne mon rêve et le laisse derrière moi, comme un chien qu’on abandonnerait sur le bord de la route lorsqu’on part en vacances. Il me regarde, triste, il attend que je vienne le chercher mais je suis déjà loin. Je comptais sur moi, j’ai failli. Je joue le rôle du bon fils. Ça nous rendra fier ton père et moi. Une douleur me brûle l’estomac. Serait-ce mon corps qui me fait payer cette trahison ? Une migraine me tape sur le crâne, la douleur est intense, comme un marteau qu’on frappe sur la tête sans interruption. Je doute de la légitimité de mon rêve et d’une vie pour moi. C’est triste. Je me mets dans mon lit. J’aime la fraîcheur des draps sur mes jambes nues, je sers la peluche que mes parents ont acheté à ma naissance, après tout, je ne suis qu’un gamin. Avoir la vingtaine est un âge étrange : on est pris entre l’impératif de profiter de la vie et de sa jeunesse avant qu’il ne soit trop tard, et la pression de l’avenir proche de l’adulte coincé dans sa vie professionnelle et sa vie de famille. Trop jeune pour se faire du souci, trop vieux pour ne pas s’en faire assez. Ils auront la satisfaction de ne pas m’avoir raté. J’ai honte. J’ai manqué à ma promesse, et, pour me punir, je me frappe. C’est une façon de se punir et d’extérioriser une peine et une colère que les pleurs seuls ne parviennent plus à exprimer. Les coups de poings sur mes cuisses pleuvent, c’est douloureux, mais ça fait du bien, ça calme. J’aurais des bleus demain, trop tard et tant pis. Le Journal de Lagarce trône sur ma table de nuit.

Ironique. Je m’endors les yeux bouffis, la morve humide causée par mes pleurs arrivant sur ma lèvre supérieure. Souvent, je pars au lit très tôt pour éviter que mes parents arrivent à me faire dire des paroles dévastatrices. Je me tais, le plus souvent, je choisis de me taire. Garder les choses pour soi n’est pas bon, ça vous détruit de l’intérieur comme un barbelé qui pousse dans l’estomac, remontant par l’oesophage et la traché, envahissant les poumons jusque dans les alvéoles et emprisonnant les cordes vocales dans la prison dévastatrice du non-dit. Ou plus simplement, ça cause des ulcères à l’estomac qui font un mal de chien. J’espère que mes parents ne liront jamais ces lignes.

Se promettre à soi est chose dangereuse. Quand la promesse n’est pas tenue, on manque à soi, on se renie. On se trahit. Quoi de pire que d’être un traître à soi ? Je suis fatigué. Est-ce que ce sera toujours ainsi le reste de la vie ?

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