Arthur Schopenhauer, un optimiste incompris ?

Cet article présente dans les grandes lignes un célèbre philosophe du 19e siècle, figure de l’histoire de la philosophie et dont la réflexion a souvent été interprétée de manière partielle et partiale : Arthur Schopenhauer.

L’idée est ici de mieux s’approprier les bribes de la pensée de Schopenhauer sans pour autant s’appesantir sur les détails liés à son système de pensée vaste et vertigineux qui s’inscrit dans la tradition kantienne et bouddhiste pour sa grande majorité. Schopenhauer est encore trop souvent rapporté à une étiquette du chantre du pessimisme et à ce seul et unique aspect alors que la dénomination d’« optimiste déçu » conviendrait davantage. Il est le philosophe le plus influent de la 2e moitié du 19e siècle mais n’a connu le succès que de manière tardive grâce à son œuvre ultime : Le monde comme volonté et comme représentation.

Le philosophe y développe une idée qui exercera une certaine influence sur la pensée de l’absurde, à savoir que le bonheur est par nature et définition impossible ; ou en tout cas prend la forme d’une illusion. En réalité, Schopenhauer ne dit pas qu’il est impossible d’être heureux mais simplement qu’il est très difficile d’y parvenir.

En effet, les individus définissent, selon la tradition de la philosophie, le bonheur soit comme jouissance ne durant jamais bien longtemps et jamais réellement satisfaisante, soit comme une tranquillité intérieure, troublée par la menace de la lassitude. Schopenhauer renvoi, lui, dos à dos ces deux modèles, celui de la jouissance hédoniste couplée à celui de l’anarchie épicurienne ou stoïcienne.

 Pour Schopenhauer la jouissance qui résulte de la satisfaction du désir ne dure qu’un bref instant. Mais alors pourquoi le désir est insatisfaisable pour lui ? Schopenhauer fait intervenir d’une part, le caractère précaire et fugace de la durée de satisfaction, et surtout, réfute toute possibilité de se contenter de demeurer dans l’attente en définissant le désir comme manque.

En effet, Schopenhauer est influencé par Platon et à ce niveau il se situe dans le strict prolongement des thèses de ce dernier dans Le Banquet : « ce que l’on n’a pas, ce que l’on n’est pas, ce dont l’on manque, voilà les objets du désir et de l’amour ». Schopenhauer définit donc le désir non pas comme une force active qui nous motive à satisfaire nos besoins mais comme manque.

Cela signifie que la chose la plus insupportable n’est donc pas d’être privé de sa capacité à désirer mais précisément du fait de demeurer insatisfait de l’inassouvissement de notre désir.

Ainsi pour Schopenhauer, le désir grandit au fur et à mesure que l’état de manque s’éternise. C’est également le cas de la souffrance générée par cet état.

C’est bien pour cela que le livre 4 du Monde comme volonté et comme représentation débute par une formulation paradoxale et tout à fait intéressante : »La satisfaction, le bonheur n’est au propre et dans son essence rien que de négatif, en elle rien de positif. »

 Il faut éviter d’interpréter cela comme le fait que « le bonheur c’est mal ou pas bien » car il emploie le terme « négatif », en réalité quand il utilise cet adjectif il veut simplement mettre en évidence le fait que le bonheur résulte d’une négation, et même d’une triple négation. L’état de manque occasionné par le désir : on ne peut pas vouloir une chose qu’on ne désire pas, par définition.

 Ainsi, pour désirer quelque chose il convient d’abord que cette chose me manque et que sa privation me soit insupportable. Il faut donc nécessairement souffrir au départ pour être heureux. Par exemple, pour manger il faut bel et bien qu’il y ait la faim. Pour boire il faut bel et bien qu’il y ait la soif…

Le désir comme manque est donc vécu comme expérience dans la vie de tous les jours en permanence et pas simplement dans le désir amoureux où l’être aimé nous manque ou que l’on est malheureux car celui-ci ne veut pas de nous. Il y a un manque inhérent à la poursuite de tout bien et ce manque se manifeste à nous sous la forme d’une insatisfaction. En effet, si l’on pouvait se contenter de rester toute la journée assis sur un fauteuil à ne rien faire du tout, on ne serait alors pas vivants mais comparables à de simples objets inanimés et inertes.

 De fait, pour Schopenhauer le désir est intrinsèquement lié à son concept de vouloir-vivre, qui est pour le résumer très brièvement une sorte d’instinct de conservation. Se contenter de désirer sans rien satisfaire n’est donc pas possible car notre désir est conditionné par une privation initiale. Dans un autre texte, le philosophe allemand parle du fait de respirer pour repousser la mort en permanence, sans même nous en rendre compte, nous désirons tous vivre spontanément et nous faisons donc tout pour nous maintenir en vie. Le fait même de respirer témoigne du désir de respirer et donc du manque naturel d’oxygène dans les poumons qui nécessite une activité de respiration de notre part.

On comprend donc bien que l’étiquette de pessimisme que l’on colle à Schopenhauer est un peu exagérée dans la mesure où il est dans une attitude descriptive et rigoureuse et ne voit pas le verre à moitié vide comme le veut la célèbre expression. Il constate simplement de manière mécanique que pour désirer une chose il faut nécessairement qu’il y ait un manque donc une négation ou une privation. Cela constitue la première négation. La deuxième interdit la jouissance. Le désir supprime là son propre objet donc il s’auto-supprime, ainsi une fois que j’ai eu ce que je désirais et que mon manque est comblé, de manière totalement logique je ne peux plus désirer cette chose précisément parce que j’ai supprimé l’état de désir qui m’a poussé à vouloir m’approprier cette chose.

Une fois que j’ai mangé je n’ai plus faim, une fois que j’ai bu je n’ai plus soif, etc.. ; à moins d’être horriblement insatiable. On pourrait certes objecter que ce sont des exemples se rapportant à des besoins physiologiques, or le raisonnement fonctionne pour tous les autres types de plaisirs. Par exemple, pour Schopenhauer, le caractère faussement personnel et illusoire du sentiment amoureux est précisément quelque chose de vide, je ne peux plus désirer une chose dont je ne manque plus : en satisfaisant le besoin d’autre avec telle ou telle personne, je supprime du même coup l’état de manque qui m’a poussé à me mettre avec elle. Ainsi par la jouissance, je supprime cet état qui m’a motivé jusqu’à présent, dès lors dès que le désir de vivre avec cette personne est satisfait, je ne peux plus m’en contenter puisque la cause de ma mise en couple, à savoir le manque, n’existe plus.

Mais alors qu’en est-il des relations qui durent et si la satisfaction n’était peut-être pas si courte que ça ? C’est là qu’intervient une seconde composante qui va relancer le désir mais surtout va générer une nouvelle forme de malheur : l’ennui, c’est la troisième négation. Ce dernier résulte d’un état de privation d’objet à désirer et de la négation du manque. Schopenhauer le décrit au niveau social en disant que l’ennui est le mal notamment des classes bourgeoises, ceux à l’abri du besoin. C’est-à-dire que , quelle que soit notre appartenance sociale, nous n’échappons pas au malheur. C’est de là que vient la célèbre phrase que beaucoup considèrent comme la plus triste de la philosophie : « La vie oscille comme un pendule de droite à gauche de la souffrance à l’ennui. » Je souffre car je manque d’une chose et une fois que je possède cette chose je me sens bien et j’en profite mais cela dure si peu de temps qu’à peine vient le temps du contentement que je suis déjà en train de m’en lasser et de m’ennuyer.

C’est pour ça que beaucoup de couples se montrent infidèles ou ressentent le besoin de se tromper car voir toujours le même corps et la même personne finit par provoquer chez certains individus de l’ennui. Cet ennui pour Schopenhauer est insupportable.

De toute évidence, c’est une nouvelle forme de souffrance qui agit de la même manière que le manque lié au désir, mais qui cette fois est paradoxalement un manque du manque : une fois que j’ai ce que je voulais si je ne désire plus je m’ennuie.

 Mais alors pourquoi l’ennui intervient systématiquement ?

Simplement parce que notre élan vital qui nous caractérise exige que la vie soit perpétuée et conservée. Or par conséquent l’ennui intervient comme une nécessité vitale pour relancer la machine du désir qui nous anime et nous maintient en vie. Il y a donc un cycle du bonheur chez Schopenhauer qui est relatif à la structure même du désir. D’abord je désire une chose, une fois que je la possède vient la satisfaction donc la jouissance puis vient l’ennui qui va me pousser à désirer une nouvelle chose car autrement l’homme demeurerait inerte et ne serait plus un être vivant (manque – satisfaction – ennui avec un cycle perpétuel tout au long de la vie).

C’est de là que vient la fameuse réputation de pessimisme chez Schopenhauer car on pourrait penser à première vue et lisant cela que le bonheur est impossible et ce de manière logique car il ne dure jamais que le temps de la jouissance momentanée liée à la satisfaction du désir. Accessoirement, il balaie donc aussi la théorie de l’ataraxie puisqu’un état de tranquillité qui suivrait la satisfaction de besoins élémentaires donnerait bel et bien lieu à l’ennui d’une façon ou d’une autre. Tant qu’il y a désir, coexistent manque et souffrance (ce principe est hérité de la philosophie orientale bouddhiste). En réalité, si on superpose sa théorie aux relations humaines, aux biens matériels ou surtout aux relations amoureuses, on pourrait se dire que c’est déprimant, mais en réalité cette théorie correspond ni plus ni moins à la réalité puisqu’on la retrouve à l’échelle même des simples besoins physiologiques.

Cela dit une relation amoureuse même amicale n’est pas vouée nécessairement à l’échec à cause de l’ennui, l’ennui étant ce qui va pousser un couple à refaire naître le désir, la théorie de Schopenhauer n’annule pas cette possibilité, elle montre juste qu’il y a un cycle auquel on est tous soumis et avec lequel il faut apprendre à vivre. Il y a donc une logique compliquée du bonheur qui fait que la souffrance à l’inverse du bonheur est positive – pas parce que c’est chouette de souffrir évidemment- mais parce que la souffrance est le fond même de l’existence humaine ; qu’elle relève du manque ou de l’ennui.

La souffrance est celle-là même qui va s’imposer à moi afin de me forcer à vivre paradoxalement en me poussant à y mettre fin. On veut effectivement être heureux par contraste de manière négative en cherchant à supprimer un état de souffrance. La souffrance est donc non négative dans la mesure où c’est elle qui s’impose à ma conscience de manière prioritaire : quand on est heureux, on est un peu comme dans un rêve, comme si l’on rêvait éveillé. Schopenhauer considère la connaissance qu’on a du bonheur est par conséquent rétrospective dans la mesure où le cycle décrit ne nous permet jamais d’être au repos comme le pensait Épicure, mais fait surtout que je ne peux apprécier à sa juste valeur ce que je possède actuellement. Par exemple, supposons qu’on jouit d’un logement qui nous paraît élémentaire. Si du jour au lendemain on nous prend tout et qu’on se retrouve à la rue, il est fort probable qu’on ressente un état de manque insupportable et qu’on réalise notre état de chance antérieur en regrettant de ne pas en avoir suffisamment profité.

 C’est donc la mémoire qui fait prendre conscience du bonheur antérieur, par comparaison.

Une comparaison entre un état de souffrance actuel face à un état de satisfaction antérieure, dont on n’avait pas pleine conscience sur le moment, du fait de son caractère momentané et limité.

Il faut perdre les choses pour en sentir le prix. Cela ne veut pas dire qu’on les apprécie pas du tout quand on les a mais seulement qu’on ne les apprécie jamais autant que de façon rétrospective quand on ne les a plus. Pour Schopenhauer le malheur qui est occasionné par la souffrance est donc un état inévitable et notre existence s’inscrit dans un certain cycle : Tantal qui pour avoir tenté de donner son fils aux Dieux lors d’un banquet, aussitôt qu’il se penche aux Enfers pour boire de l’eau voit celle-ci disparaître et demeure perpétuellement assoiffé donc insatisfait en guise de punition. Ainsi la satisfaction est donc comparée à l’aumône qu’on donne à un mendiant pour Schopenhauer dans la mesure où sa seule utilité est de faire disparaître une souffrance sur le moment mais celle-ci est amenée à revenir de plus belle juste après. De la même manière que le pauvre ne devient point soudainement riche grâce à quelques pièces, un simple plaisir ne fait pas de nous des personnes heureuses. L’optimiste excessif est donc déçu de la réalité de son monde et de ses sentiments ce qui condamne l’homme au malheur.

 Néanmoins, pour Schopenhauer, il existe des moyens de rompre avec ce cycle. On pourrait d’ailleurs se demander si ce dernier n’a pas finalement une vision réductrice du bonheur en faisant dépendre celui-ci de la simple satisfaction du désir. Ce n’en est pas forcément le cas vu que Schopenhauer prend la peine de développer une forme de bonheur moins illusoire et qui possède une réelle consistance : la joie. Il thématise cette dernière en profondeur dans Parerga et Paralipomena, parmi les moyens que l’homme a de s’extraire de sa condition, il y a l’art qui permet de rompre avec ce cycle infernal du désir car nous nous oublions totalement dans l’œuvre d’art que nous apprécions et qui constitue pour Schopenhauer une véritable opportunité d’ évasion…

Umar Ashfaq

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