D’après Rien ne t’appartient de Nathacha Appanah, 2021.
Mise en bouche : un rapide résumé
Mémoire, deuil, corps, désir, mort, féminité, amour sont autant de thèmes qu’aborde l’auteure dans Rien ne t’appartient.
Le roman s’ouvre sur un salon en désordre, une narratrice désorientée et la vision d’un petit garçon assis dans un fauteuil, regardant fixement notre personnage principal, Tara. Le sentiment de confusion grandit lorsque ce visage lui semble familier, que l’air change pour une odeur particulière qu’elle reconnaît sans savoir d’où …
C’est avec une langue lyrique, à la fois douce et douloureuse, que Nathacha Appanah relate le destin de Tara, à l’enfance saccagée et aux identités multiples, chacune agissant comme bouée de sauvetage, unique moyen de survie.
Entrée : Tara (ou lorsque la digue cède)
Dans son salon, seule et déboussolée, Tara sent ses cinq sens s’éveiller comme un rappel subliminal et poignant du passé qu’elle ne peut plus longtemps étouffer. Dès lors, elle commence à se rappeler …
Aux côtés d’Emmanuel (son mari occidental qui l’a sauvée d’un tsunami puis soignée), Tara a choisi d’effacer celle qu’elle a été, de taire ce qu’elle a vécu pour se reconstruire. Progressivement, Tara a réappris à vivre, à marcher, à manger avec un nouveau corps, un nouveau nom. D’ailleurs, dans son baiser avec Emmanuel, Tara a déposé une nouvelle existence « qu’il pourra nourrir tant qu’il respire » ; à travers ces mots, nous pouvons déjà percevoir la fragilité de cette identité, qui dépend complètement d’Emmanuel. C’est pourquoi lorsque celui-ci disparaît, la digue lâche et une mer de souvenirs – la vague de son passé – emporte Tara pour laisser place à Vijaya.
Avec cette dernière, le lecteur a l’impression que c’est une nouvelle narratrice qui prend la parole. La voix d’une petite fille, pleine de légèreté et d’innocence tranche avec Tara, qui paraissait plus âgée que la réalité, comme usée. Pourtant, de subtils détails dans le récit nous confirment qu’il s’agit bien d’une seule et même personne.
Plat de résistance : Vijaya (signifie Victoire)
Vijaya représente le souvenir du passage de l’enfance au statut de femme, notamment au travers de sa première relation avec un jeune homme. Émancipation d’autant plus symbolique qu’elle intervient tandis que Vijaya est enfermée dans une case, telle un animal, après qu’elle a mordu Roy (le jardinier qui l’a sauvée lors du massacre de sa famille) pour essayer de le faire parler. Tout comme lors de ses premières règles, Vijaya sent son corps changer sans qu’elle ne comprenne. À la différence près qu’en étant indisposée elle a l’impression que son corps ne lui appartient plus vraiment, alors que dans les bras de celui qu’elle appelle « le garçon », elle est emplie d’un nouveau sentiment qui « éclate dans son cœur », sentiment grâce auquel elle se sent vivre et n’a enfin plus peur. Ainsi, en filigrane, le lecteur accompagne son questionnement sur la féminité : ce que c’est que devenir femme, être femme. Jadis surnommée « chien méchant » par les enfants autour de sa case en tôle dans le jardin, on dit désormais qu’elle est une « fille gâchée » …
Elle se demande alors : « Est-ce qu’il faudrait que je trouve un nouveau nom pour celle que je deviendrai au bout de la nuit ? » Dans l’établissement dans lequel elle est déposée, la vieille dame qui l’accueille lui retire immédiatement ses quelques affaires, la gifle, puis lui précise : « Rien ne t’appartient ici ». Bien au-delà du matériel, cette assertion englobe le corps, les rêves, le nom et même l’histoire de la jeune Vijaya. Dans ce refuge, elle est baptisée « Avril » (une énième identité imposée).
Dessert : Une seule et même femme
Jamais notre narratrice n’a réellement son mot à dire quant aux nombreux prénoms qu’on lui attribue (Vijaya, chien méchant, Avril, Tara, …). Ce sont des étiquettes qu’on lui impose selon le contexte et autour desquelles elle se fabrique diverses identités.
Dans son enfance comme dans sa mort, dans la douceur comme dans la violence, l’immersion sensorielle est parfaitement réussie et permet au lecteur de saisir les bribes, les moments forts de la vie de Vijaya/Tara, dont chacun est une pièce du puzzle aussi tragique que mystérieux de son existence.
La plongée dans l’intimité de Vijaya/Tara conduit également à une critique de la condition à laquelle les femmes sont réduites dans cette partie du monde (il ne s’agit pas d’un pays précisément puisque l’auteure a fait le choix de rester floue à ce propos, afin que le récit gagne en universalité). Dans ce sens, l’anaphore de « Personne ne m’a dit … » permet à l’auteure d’énumérer tout ce qui y est déconseillé ou interdit à une fille, y compris les choses en apparence les plus anodines, comme « se laver les cheveux près du puits sans se préoccuper de qui peut voir ».
Digestif : quand brièveté rime avec force
En effet, si le roman est assez court (160 pages), il n’en est que plus percutant. Dans l’écriture de Nathacha Appanah, aucun mot n’est superflu ; tout est juste, direct et puissant, tant dans la souffrance que dans la beauté voire la sensualité.
Ainsi, quand les émotions sont trop vives et submergent notre narratrice, la ponctuation disparaît, ce qui donne une impression d’accélération et de force à ce que vit le personnage. Ce souhait de l’auteure est notamment identifiable lorsque Vijaya fait l’amour avec « le garçon ».
Enfin, tout au long du roman, l’eau joue un rôle ambigu et oscille entre purification et destruction, noyade et résurrection. Que ce soit heureux ou douloureux, l’eau laisse toujours une trace de son passage, et l’auteure souligne la capacité de l’homme à accepter cela.
Daphné Dupré-Roques