Une charogne revisitée : la voix des femmes

Article écrit dans le cadre de la Women’s Rights Week d’emlyon business school

D’après Décomposée de Clémentine Beauvais, 2021.

Mise en bouche : bref extrait de Décomposée

Par ce qu’il n’y a rien de mieux que d’accéder directement aux mots de l’auteure pour mettre l’eau à la bouche du lecteur …

« Toi, le poète qui passe, avec ta muse sous le bras […]
Écoute ma musique,
Tandis que je me décompose.


Et pendant que je vous inspire
Et pendant que vous m’inspirez,
Que votre souffle se sature de mes humeurs disséminées,
Juste avant que je ne disparaisse, absorbée par la terre et les bestioles,
Juste avant que le ciel ou la nature ou autre chose ne me rappelle,
Laissez-moi me rappeler.

Il faut de la concentration pour raconter toute une vie,
Le temps d’une promenade amoureuse.
Encourager celui qui contemple mon corps
À se rappeler le sujet qui s’évapore
Ce beau matin d’été si doux. »

Entrée : Le cadavre

Dans ce court roman en vers libres Clémentine Beauvais fait parler un cadavre ; un cadavre plein de vie, un cadavre qui nous raconte sa vie.

Au départ, nous ne savons pas qui parle. En ce sens, l’incipit est quelque peu déstabilisant et intriguant … puis l’auteure dissémine des mots-clefs qui mettent le lecteur sur la voie, jusqu’à comprendre que c’est le cadavre qui parle à la première personne. La narratrice n’est autre que la Charogne de Charles Baudelaire, que Clémentine Beauvais nomme « Grâce« .

En réalité, ce n’est pas seulement le corps de la narratrice qui est en décomposition, mais la forme-même du texte qui est déstructurée. En effet, l’auteure joue avec la ponctuation et la mise en page : elle insère des passages de dialogues théâtraux et des sauts de ligne inattendus, poétiques. Si bien que le titre, Décomposée, n’évoque pas seulement l’état physique de Grâce, la charogne mais décrit aussi la structure du roman.

Plat de résistance : La femme

Il s’agit en premier lieu d’un récit de femmes. Le lecteur découvre la relation passée, un peu confuse et secrète entre Jeanne, la maîtresse du poète, et Grâce. Le texte est donc très actuel, dans la mesure où il estun merveilleux exemple d’une sororité discrète, fine (répétition de l’expression « une amie qui était comme une sœur ») et non pas d’un féminisme agressif. Bien que le personnage principal fasse finalement le choix d’une vengeance violente et meurtrière, aucune véhémence de l’auteure ne semble se cacher derrière les actes de Grâce – peut-être parce que c’est la poésie qui parvient à garder l’ascendant.

Clémentine Beauvais prend un objet symbolique de la soumission féminine : un fil et une aiguille (avec la femme occupée à coudre, broder et repriser les vêtements de la famille) pour en faire une arme d’émancipation féminine (Grâce les détourne pour les utiliser comme instruments de chirurgie avec lesquels elle libère, à leur tour, les autres femmes abusées et enceintes). Par ce geste, la « faiseuse d’anges » s’approprie également l’objet représentatif d’une profession très masculine au XIXème siècle, la médecine. 

Dessert : Le poète

Au-delà de la femme, se pose aussi la question de la place du poète.

Nous pouvons percevoir que l’auteure se moque gentiment de ce dernier. Dans ses échanges avec Jeanne, il incarne la caricature de l’homme qui ne comprend rien à la profondeur de la situation, ni présente ni passée, tellement il est enfermé dans sa vision de la femme-objet, de la femme muse, passive.

Toute l’ironie réside dans le fait que, pour une fois, le poète n’est pas créateur mais spectateur, il écoute le récit d’un autre (et même d’une autre !). De plus, il formule à haute voix les interrogations du lecteur, en même temps que le suspens accélère et que l’intrigue vient à se dénouer. Ces éléments contribuent à faire du poète un personnage pas très au sérieux, traité au second degré … 

Toutefois, le récit demeure un bel hommage à Baudelaire : comme le poète initial, Clémentine Beauvais prend de la boue pour en faire de l’or. En effet, elle évoque des horreurs (violences faites aux femmes, avortements, meurtres, sang, corps en décomposition) mais y injecte une pure beauté stylistique (périphrases, métonymies, ou encore métaphores sont un véritable régal pour le lecteur) !

Digestif : pour se replonger dans le poème de Charles Baudelaire …

… car si cette lecture donne une envie, c’est celle de relire Une charogne.

Mais, et c’est là sa réussite, avec un œil nouveau qui offre à imaginer tout un passé et une histoire à cette charogne ; et au sens plus large à s’intéresser aux personnages secondaires, à leur donner une voix.

Daphné Dupré-Roques

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