Le problème à trois corps – Liu Cixin

Le problème à trois corps ou le principe du « vivons heureux, vivons cachés »

J’ai commencé à lire cette saga chinoise écrite par Liu Cixin un peu par hasard, je l’avoue. J’ai su par la suite que Liu Cixin était une pointure dans le monde de la SF, et au fil de ma lecture, j’ai vite compris pourquoi.

Le problème à trois corps est loin d’être un simple roman de science-fiction. Déjà, parce que quasiment tout le premier tome – il y en a trois – se passe entre notre époque et celle de la Révolution Culturelle chinoise. Le roman s’ouvre sur l’histoire tragique mais on ne peut plus historique d’une jeune femme qui voit son père, un éminent scientifique et professeur d’université, abattu en public pour avoir refusé les idées de la Révolution Culturelle. Étant elle-même scientifique, elle est envoyée dans un camp de travail. Mais par un concours de circonstances, elle est intégrée au sein d’une base militaire isolée où est mené un étrange projet ultra confidentiel nommé « côte rouge ». Derrière ce nom énigmatique, l’Armée cherche à diffuser des messages dans l’espace à destination de potentielles civilisations extraterrestres.

Je sais qu’à ce stade, tout ça résonne comme un scénario un peu bateau. Il se trouve effectivement que l’héroïne reçoit une réponse. Mais c’est là que le postulat de base de la saga, celui qui fait tout son sel, prend racine : nous ne sommes certainement pas seuls dans l’univers, mais nous ferions mieux de ne jamais en avoir la certitude. Pourquoi ? Parce qu’il en va simplement de notre survie.

Il se trouve que la réponse reçue demande ouvertement à rester sans réponse. Le représentant de l’espèce en question prétend en effet faire preuve de bonté, car ses congénères sont à la recherche d’une planète habitable à coloniser et n’hésiteront pas à le faire par la violence. Cet être ignore bien sûr les principes de base de la psychologie inversée, au plus grand dam de tous les humains qui vivront par la suite… Car évidemment, notre héroïne, dégoûtée du genre humain par le contexte politique de son pays, répond par un simple et pourtant déterminant : « Venez ».

C’est là que les ennuis commencent. La narration fait un bond à notre époque, où un autre scientifique chinois découvre l’existence d’un réseau secret de scientifiques organisé autour d’un jeu en ligne et en réalité virtuelle, le fameux « problème à trois corps ». Le joueur se retrouve plongé dans un monde aux lois singulières, puisqu’il tourne autour de trois soleils de taille différente. On pourrait penser que c’est très poétique, certes, mais c’est surtout parfaitement invivable, puisque la planète est soumise à l’attraction inégale de trois corps célestes à la fois. S’il n’y en avait que deux, sa rotation pourrait être à peu près prédictible, mais pas dans le cas où il y en a trois. Ainsi, cette planète, appelée Trisolaris, a des nuits et des jours de durée totalement aléatoire et imprévisible. De même, les climats peuvent évoluer du tout au tout, en fonction de la proximité avec l’une ou l’autre ou l’autre des étoiles. Le jeu consiste donc pour les joueurs, les Trisolariens, à faire avancer la science, prédire le cycle des jours et des nuits et permettre à la civilisation de perdurer.

Je ne vous en dis pas plus sur l’intrigue, mais vous l’aurez compris : ce jeu est né directement du message reçu soixante-dix ans auparavant, comme une expérience de pensée permettant aux scientifiques de mieux appréhender la situation. Car les vrais Trisolariens, eux, ont échoué à résoudre le problème à trois corps, mais sont suffisamment avancés pour pouvoir quitter définitivement leur planète. Et venir s’installer sur Terre.

A partir de là débute une étourdissante course de presque six cents ans pour l’humanité. Il fallait bien trois tomes pour en rendre compte. Le lecteur est contraint – peu ou prou, grâce à des poncifs comme l’hypersommeil – de suivre non pas l’histoire d’un personnage, mais de l’humanité, sous le regard de plusieurs personnages. Certains se détacheront du lot par leur poésie, et leur omniprésence tout au long de l’intrigue. Par ce petit tour de passe-passe temporel, l’auteur parvient à insuffler à cette histoire, pourtant entièrement fondée sur la froideur de l’évolution scientifique des Hommes et d’extraterrestres, une tendresse qui rend l’ensemble encore plus réaliste. C’est ce qui, à mes yeux, fait de ce roman bien plus qu’un roman de SF : j’avais rarement ressenti une telle affection pour de simples personnages de fiction, à commencer par Luo Ji, qui vit au milieu de tout ce chaos un amour d’une pureté que je n’avais jamais lue, même dans les contes. Ce personnage, comme quelques autres plus tard, crée une bulle contemplative qui, lorsqu’elle éclate, contraste encore plus avec le caractère tragique de l’intrigue.

Car il faut bien penser que ce roman n’est pas l’histoire d’une rencontre avec des extraterrestres, c’est tout simplement l’histoire de la fin de l’Histoire. Le lecteur voit sa propre espèce avancer vers sa disparition, et assiste au moindre de ses sursauts de lutte pour la survie, même les plus absurdes. La science n’a finalement que très peu de crédit, car tous ses postulats, toutes les décisions qui en découlent sont des errances hasardeuses, qui s’avèrent a posteriori mauvaises. Ses seules avancées sont d’ailleurs largement inspirées par la société trisolarienne, et perdent donc toute leur grandeur. On ne voit en fait que la société : celle des Hommes, presque schizophrène, qui erre elle aussi, tente des projets politiques douteux, et oscille sur plusieurs siècles entre l’espoir et la résignation. Mais au-delà de notre petit nombril, il y a une société bien plus vaste : celle de l’Univers tout entier.

Tout le génie du roman est là. Dès le départ, la même personne qui a appelé les Trisolariens à venir sur Terre, construit les bases d’une cosmo-sociologie. Un ensemble de règles universelles à toutes les civilisations potentielles, qui structure leur vie et leur interaction. De là aboutira un principe qui porte le nom de « forêt sombre ».  L’Univers est une forêt sombre, où chaque civilisation se terre derrière un arbre. Tant qu’elles ne se voient pas, elles peuvent rester en vie. Mais dès lors que deux civilisations se croisent, elles sont biologiquement (et parfois technologiquement) si différentes qu’elles ne peuvent avoir la pleine certitude qu’elles ne sont pas des menaces les unes pour les autres. La destruction devient donc un principe de prudence, et sortir de derrière son arbre, ou même révéler la position de son arbre, devient dangereux. Cette destruction peut être mutuelle dans le meilleur des cas, mais notre cas, elle est subie par le plus faible (oui, oui, je parle bien de la vermine spatiale que nous sommes).

On comprend qu’à partir de cette théorie, tous les scénarios vus et revus de la science-fiction prennent un grand coup en pleine face. Faire ami-ami avec des extraterrestres ? On s’en doutait déjà plus ou moins, ça relève de l’impossible. En rencontrer ? Cela semblait aussi très compliqué – je vous conseille d’ailleurs l’Exo-Conférence d’Alexandre Astier à ce sujet. Mais voilà que maintenant, on nous suggère que ce n’est peut-être même pas dans notre intérêt ! Les implications d’une telle théorie sont hallucinantes, car même la Science en prend pour son grade. S’il ne faut pas tenter de remuer l’immense champ de bataille qui se trouve au-dessus de nos têtes, cela signifie-t-il qu’il faut renoncer à comprendre l’Univers ? Nos origines ? La science devrait-elle se limiter à ce qui se passe sur le plancher des vaches ? Mais alors, nous devrions rester des êtres sous-évolués, des imbéciles heureux, pour ne pas avoir à affronter la dure réalité en face ? A quoi servirait la science, si nous devions avorter ainsi notre curiosité ? Et même, serions-nous encore humains, si nous agissions ainsi ?

C’est peut-être tout le paradoxe de ce roman : le progrès scientifique semble inéluctable, et l’auteur nous suggère en filigrane qu’il est même linéaire et commun à toutes les civilisations. Pourtant, elle comporte un point de non-retour, celui où on ne peut plus fermer les yeux et où tout le voile de l’Univers se lève, pour le meilleur comme pour le pire. Avant de l’atteindre, impossible de connaître son existence et de faire machine arrière. Après l’avoir dépassé, il est déjà trop tard pour regretter, et il ne reste plus qu’à espérer ne jamais être repérés par une civilisation plus évoluée. Entre les deux, l’erreur des humains est d’avoir passé trop de temps à le comprendre. Vivons heureux, vivons cachés.

Un roman à lire absolument si l’espace vous fascine.

Au risque de ne plus jamais regarder les étoiles du même œil.

Olla Violette

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