Fanny Clausse
Les rues étaient noires de monde, malgré la pluie qui s’abattait depuis des jours sur les pavés. Les passants se bousculaient, le pas pressé, la plupart bien à l’abri sous leurs parapluies. Le ciel était sombre : Andréa se fiait à la lueur des vitrines pour retrouver son chemin, tout en maudissant ses lunettes embuées. Bientôt, elle devina le grand édifice aux larges colonnes, il ne lui restait que quelques centaines de mètres à parcourir. Sans crier gare, un cycliste la frôla tandis qu’elle traversait le boulevard. Il traça sa route sans se retourner, en laissant Andréa récupérer son imposant sac de voyage qu’elle avait laissé tomber dans la panique. Dans un ultime effort, elle le réajusta à son épaule et regagna tant bien que mal le trottoir, sous le fracas des klaxons excédés.
Enfin, elle gravit les marches de marbre et se faufila à l’intérieur du hall de la gare. Une bouffée d’air chaud l’étouffa, alors qu’elle était déjà essoufflée de son long périple. Le contraste était saisissant : le fracas des gouttes de pluie avait laissé place à un vrombissement de voix, décuplé par l’écho du bâtiment. Les cris se mêlaient aux appels dans les hauts-parleurs, si bien qu’Andréa ne put en comprendre un mot. À ce brouhaha se rajoutaient les bruits de pas et de valises qui roulaient sur le carrelage, les rires des enfants, les vociférations de voyageurs agacés au téléphone. Et si l’on tendait l’oreille, on percevait même un air mélodieux joué par deux inconnus sur le piano laissé à disposition des voyageurs. D’ailleurs, un amas de spectateurs s’était regroupé tout autour, et bientôt tous applaudirent en cœur. L’endroit semblait encore plus bondé que les rues au-dehors. Andréa eut du mal à s’approcher des écrans et à déchiffrer son numéro de quai. Elle se frayait un chemin en serrant son gros sac contre elle. Elle mit encore de longues minutes à rejoindre son quai, haletante, avant de finalement s’offrir un moment de répit.
Elle n’avait jamais vu autant de monde, même lors des traditionnels départs en vacances. Mais, depuis quelques jours, les gens s’exilaient en masse hors des villes. Sur l’écran au-dessus d’elle, le présentateur tenait une émission spéciale décryptant la situation. Le bordereau en bas de l’écran assurait que le pays allait être mis à l’arrêt, les magasins fermés, les déplacements non-autorisés. Andréa ne comprenait pas bien ce que cela impliquait. Depuis quelques temps, ces craintes étaient sur toutes les lèvres. Chacun avait entendu des miettes d’informations, parfois contradictoires, souvent infondées. Et pourtant, ce bouche-à-oreille à grande échelle semblait déjà porter ses fruits, se dit-elle en regardant autour d’elle.
Au même moment, son train entrait en gare, la tirant de sa réflexion. Elle dût encore trouver son wagon, puis son compartiment, puis sa place. Mais bientôt, elle se laissa bruyamment tomber sur le siège aux imprimés colorés et put enfin détendre son dos meurtri par le poids de toutes ses affaires. Une sonnerie retentit et le train démarra. Au-travers des gouttes qui ruisselaient sur la vitre, son regard vagabondait de bâtiment en bâtiment et filait le long des toits Haussmanniens. Elle était soulagée de pouvoir enfin quitter la ville. C’était l’occasion de prendre du temps pour soi, et de disparaître pour quelques jours hors de la cohue citadine.
Épuisée, Andréa avait espéré profiter de ce voyage pour dormir une heure ou deux. C’était sans compter sur les enfants assis quelques mètres plus loin. Combien étaient-ils? Trois, quatre ? Ils chahutaient sans se soucier du monde autour d’eux. Ils semblaient avoir emporté avec eux une valise entière de jouets, et s’amusaient dans un joyeux tintamarre. De temps en temps, l’un deux faisait tomber une de ses billes et lui courrait après dans tout le wagon, faisant un boucan du diable. Mi-agaçée, mi-attendrie, Andréa attrapa son casque audio, et bientôt les sons extérieurs s’évanouirent.
Soudain, une détonation se fit entendre, si forte que la jeune fille l’entendit par-dessus sa musique. S’en suivit un vrombissement sourd, d’abord à peine audible puis de plus en plus puissant. Elle retira son casque, à l’affût. Les enfants avaient cessé de jouer, et regardaient autour d’eux d’un air apeuré. Tout l’habitacle tremblait, jusqu’à en faire vibrer l’eau dans la bouteille posée sur la petite table. Ce bourdonnement dura encore quelques secondes, puis plus rien. Andréa remarqua que le train s’était arrêté. Ils étaient au milieu des champs, la prochaine gare était encore à plusieurs kilomètres.
Le calme laissa place à quelques murmures interrogateurs, un des enfants demanda tout haut ce qu’il se passait. Des voix s’élevèrent, agacées. Et lorsqu’un agent traversa le wagon, les quelques plaintes se transformèrent en une clameur unifiée. Le train allait-il prendre du retard ? On entendit un grésillement; puis une voix se fit entendre dans les hauts-parleurs. D’un ton monocorde, on leur annonça une panne sur les voies. Et cette fois, les questions se muèrent en protestations, plus aucun passager ne cachait son mécontentement. C’était à celui ou celle qui pesterait le plus fort. Andréa décida de couper court à ce chahut en remontant son casque sur ses oreilles. Peu de temps après, le train reprit sa route, et bercée par les paysages, elle réussit à s’endormir.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle n’était plus très loin de sa destination. Une fois le train à l’arrêt, elle attrapa son sac et se précipita sur le quai. Ici, à part les quelques voyageurs comme elle, la gare était déserte. Un appel au micro résonna, mais personne ne l’écoutait. Cette sensation de calme lui semblait nouvelle, elle qui s’était habituée au vacarme de la ville. Elle revenait dans son village pour la première fois depuis des mois, mais cela lui semblait une éternité. Il lui suffisait de traverser le centre-ville pour rentrer chez elle, mais Andréa décida de faire un détour pour profiter de l’air frais.
Il avait plu ici aussi, mais les nuages avaient laissé place à un ciel bleuté, taché de rose. Le soleil était bas. Il se reflétait sur les murs des grandes bâtisses en pierre, qu’Andréa admirait avec nostalgie. Elle remarqua comme la glycine avait poussé sur la façade de l’une d’elles. C’était la fin du printemps, les pétales de fleurs d’acacia flottaient dans les airs, avant de tapisser la petite route déserte. Andréa emprunta le chemin qu’elle avait cent fois parcouru étant enfant. Il s’engouffrait sur plusieurs centaines de mètres dans la forêt, et traversait le fleuve par un ancien pont en bois.
Elle laissa tomber son sac à ses pieds et s’accouda au rebord. L’eau était si claire qu’elle apercevait de temps à autre un poisson jaillir d’entre les pierres. Son regard resta pendant de longs instants figé sur le courant, sans penser à rien. Elle décida de couper sa musique et ranger son casque, pour profiter du calme. Elle remarqua, surprise, un sifflement imperceptible dans son oreille gauche. Elle tâcha de ne plus y prêter attention, et le bourdonnement finit par s’évanouir. Non loin, un petit duc se mit à ululer. Le refrain se répéta quelques instants, puis l’oiseau se tût, et s’envola dans un battement d’ailes.
Désormais, seule la rumeur du fleuve brisait le silence.