L’homme providentiel

Praveein Thulasithas

La guerre d’Osthélia aurait bien lieu : tel était l’écho des conversations rapportées dans la cité état du même nom. Les négociations entre la République d’Osthélia et la Fédération Gamat  avaient échoué lamentablement. Un commerçant avait aperçu l’émissaire de la Fédération et son visage trahissait apparemment l’issue des pourparlers. Alors qu’un mois plus tôt, l’état major se félicitait d’avoir forgé une paix durable, le ressenti était désormais tout autre parmi  les Osthéliens. A chaque coin de rue, dans chaque échoppe, la rumeur sinistre se répandait  comme une traînée de poudre.

Solendor Dalnuk, vétéran de guerre, était attablé confortablement au milieu d’une pièce rustique, et savourait sa cruche de cervoise avec un appétit qui lui était propre. La succession  des périodes de paix avaient mis fin à la carrière militaire de cet homme pétri d’ambition. Habitué de la Taverne de l’Os, ce cinquantenaire à la barbe grisonnante dépensait sa fortune  dans les lieux communs de débauche. Femmes et liqueur donnaient un éclat nouveau à ce vieux  loup de mer. Les autres habitués, quant à eux, affichaient une mine bien plus sombre. Près du  tavernier qui continuait à servir avec une vivacité déconcertante, trois clients se livraient à des  discussions passionnées sur l’invasion imminente de Gamat : « Les gars, vous y croyez à la causerie de l’autre marchand de tapis ? 

– Bah, c’est vrai que ce vieux Nahel est aux portes de la mort mais il doit bien y avoir un fond  de vérité. 

– Qu’est ce qui te faire dire ça, mon bon ami ? s’enquit le troisième saoulard à l’autre coin de  la table. 

– Toute le monde en parle, même les jolis minois du bordel en face. Ce puritain de Nahel n’y  foutrait pas un pied. C’est du solide les gars. 

– Et puis not’ praetor est un blanc-bec, il a le soutien du Sénat mais il a dû faire une grosse  connerie pendant les négociations ! renchérit le premier. 

– Faut dire que ces chiens de Gamat nous ont jamais laissé tranquille, la Mer d’Almoncie nous  appartient. Une bonne rouste les calmerait bien ! plaisanta le second. 

– Abruti ! Tu l’ouvrirais pas si t’étais né lors de la dernière guerre, ces pourritures ont  entièrement saccagé les côtes. » 

Solendor écoutait avec intérêt la discussion de ces trois individus, l’échange l’avait fait presque  sourire. Le tavernier, qui après un bref coup d’œil avait reconnu le personnage, dirigea le regard  des comparses vers le général. Les trois bougres s’émerveillèrent en chœur et l’invitèrent au  comptoir. Le vieil homme s’exécuta avec une certaine nonchalance, les apparences étaient  trompeuses, mais Solendor s’était pris d’affection pour le commérage de bas-étage. 

« M’sieur Dalnuk, vous qui nous faîtes l’honneur d’être là, v’pensez quoi de l’homélie du père  Nahel ? s’écria un des habitués qui était déjà sur le point de s’écrouler sous l’effet de l’alcool. – J’ai bien peur qu’il ait raison, les faits concordent de part et d’autre. D’ailleurs il se dit à la  Citadelle que le budget annuel de la cité a déjà été revu à la hausse, sans doute pour préparer  la guerre qui arrive. 

– Si la rumeur est vraie, j’donne pas cher de not’ peau avec Valorys comme praetor, ce  mollasson ne connaît rien à la guerre. 

– En cas de conflit armé, il nous faudra effectivement un bonhomme plus solide que Valorys. Mais je doute que nos sénateurs soient prêts à se séparer de leur précieux pantin, ajouta  Solendor sur un ton moqueur.

– Pardi, ces satanés oligarques ont élu un blanc-bec tout frais sorti du ventre de sa mère,  renchérit un des individus. 

– Les manigances politique des sénateurs ne m’intéressent pas vraiment. Maintenant si vous le  voulez bien Messieurs, j’ai deux invités à rejoindre, mais je vous en prie continuez à boire,  mettez la prochaine tournée sur mon compte » 

Alors qu’à ces mots, l’euphorie générale gagnait la taverne, un carabinier osthélien fit  soudainement irruption. Portant fièrement le lotus magenta, emblème de la cité, ses traits  sévères contrastaient avec l’éclat de son armure argentée. Alors que Solendor s’apprêtait à  sortir, le soldat l’arrêta du revers de la main. 

« Citoyen Dalnuk, tu es convoqué d’urgence à la Citadelle des Sept Mers. L’assemblée requiert  tes services. 

– Tu me prends au dépourvu soldat, j’ai deux amis qui risquent de s’impatienter si je ne les rejoins pas dans la minute. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur d’être invité par les sages de  l’assemblée ?  

– Aucune idée, c’est le doyen de l’assemblée qui te convoque. Il dit que c’est une affaire d’Etat,  rétorqua le soldat visiblement agacé par la remarque de Solendor. 

– Je n’ai pas vraiment le choix alors. Ouvre la marche, légionnaire. Je te suis, en espérant que  la bonne odeur de cervoise n’insupporte pas les narines de nos sénateurs » 

La Citadelle des Sept Mers, haut-lieu de la République osthélienne, se trouvait sur la place  centrale du pays. La marche était longue et Solendor était pensif. Les avenues étaient calmes et les quelques paroles perdues faisaient état de la gravité de la situation. A l’instar de la  taverne, hommes, femmes et enfants voulaient apporter leur pierre à l’édifice en tentant  d’expliquer à l’autre pourquoi la guerre était inévitable. Cet esprit grégaire amusait  habituellement Solendor mais ce dernier, toujours plongé dans ses pensées, ne prêtait pas  attention à son environnement. Au fur et à mesure que la citadelle émergeait à la vue des deux  hommes, le soldat accéléra le pas ce qui força le vétéran à se concentrer sur sa foulée. Les  falaises qui longeaient la citadelle formaient un demi-cercle, comme si la nature même  consacrait la grandeur de l’édifice. Si le bâtiment était moins imposant de près, il impressionnait les passants par son aura majestueuse. 

Le légionnaire entra le premier par la grande porte arque voûtée, et franchit une première salle  somptueuse où les bustes des plus grands chefs d’Etat étaient exposés. L’extrémité de la salle  donnait sur un escalier en colimaçon, que les deux hommes empruntèrent pour déboucher  finalement sur un auditorium. A peu près circulaire, celle-ci couvrait une surface plane  d’environ douze mètres. Sept escabeaux de marbre se dressaient au centre, chacun occupé par  des hommes encore dans la force de l’âge. Le doyen, assis au centre, fut le premier à prendre  la parole : « Nous te souhaitons la bienvenue, citoyen Dalnuk. Merci de t’être joint à nous sur un aussi  court préavis. L’urgence nous commande tous. 

– Où est le praetor Valorys ? demanda inquiet Solendor.

– Nous l’avons démis de ses fonctions. » 

Avant même que Solendor puisse demander la raison d’une nouvelle aussi surprenante, un des  autres vénérables continua sur un ton grave :  « Tu n’es pas sans savoir ce qui se dit dans la basse-cour osthélienne, une rumeur fait état d’une  guerre prochaine avec la Fédération Gamat.

– Et ? 

– Et s’il est certain que nous nous sommes quittés en bon terme avec l’émissaire, ce n’est  malheureusement pas ce que le peuple semble penser. On ne peut de toute pas façon pas faire  confiance à la fourberie de Gamat. Valorys a été mis simplement face à ses responsabilités » Solendor ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. Comme il le pensait, les vieux sages  s’accrochaient à leur siège du mieux qu’ils pouvaient. Alors même que le vent tournait en leur  défaveur, ils se débarrassaient de leur pion pour s’assurer du vote populaire. « Dans ce contexte, nous aimerions que tu retrouves officiellement ton poste de général pour contrer une éventuelle offensive de Gamat. Tu es le mieux armé parmi nous pour guider  Osthélia vers la victoire. Tout cela le temps bien sûr de choisir un autre praetor – Le temps de choisir un autre praetor ? rétorqua le vétéran Dalnuk, visiblement surpis. – Qu’entends-tu par-là ? 

– Permets-moi de te faire un retour d’expérience, mon cher doyen. La flotte de Gamat a  seulement besoin d’une dizaine d’heures pour arriver en Mer d’Almoncie et menacer la côte est. Si la rumeur est vraie, et j’ai bien peur que ce soit le cas, la stabilité politique est le cadet  de tes soucis. 

– Et que proposes-tu donc, citoyen Dalnuk ? L’interrompit le doyen des sénateurs – Voyons, à l’occasion de ma retraite, j’ai eu tout le loisir de m’instruire sur les règles qui  régissent notre chère cité. Il me semble d’après mes rudiments en droit osthélien, qu’en temps  de guerre, un praetor maximus peut être élu par ordonnance si le Sénat le décide à l’unanimité – Et qui serait apte à assumer une telle responsabilité ? s’enquit le sage, alarmé par ses propos. » 

L’animal politique qui sommeillait en Solendor ne pouvait ignorer l’évolution des débats, la  frustration refoulée d’une carrière militaire bien trop courte refaisait surface. Ses faits d’arme  auraient dû le consacrer à la plus haute magistrature de la cité mais les périodes d’opulences  successives l’avaient empêché de passer un cap. Le climat actuel lui donnerait peut-être l’opportunité de réclamer son dû. 

« Tu comptais me nommer général, pas vrai ? Allons un cran au-dessus, pourquoi pas me  nommer praetor maximus ? Ma réputation est toujours intacte, le peuple ne protestera pas et  j’aurais ainsi les armes nécessaires pour mener la guerre sur les deux fronts : assurer la cohésion  de la cité ici et battre Gamat en Mer d’Almoncie.

– Insolent, la situation ne l’exige pas, nous n’allons pas te céder toutes nos prérogatives pour  de simples ragots diffusés au coin du feu, et encore moins à un débauché de ton espèce qui  passe son temps dans les bordels et les tavernes. 

– Simples ragots ? Penses-tu vraiment que le peuple croit encore à ta mascarade politique ? Plus  personne ne croit à une possible paix, la guerre est imminente » 

Le général marqua un temps de pause et poursuivit :« Libre à toi de suivre le processus électoral habituel mais un autre pantin comme Valorys ne  saura calmer le trouble qui règne dans l’esprit de nos concitoyens. Qu’importe le crédit que tu  accordes à cette rumeur, il te faut un chef de guerre pour mener notre pays dans cette période  incertaine. » Solendor avait appuyé sur la corde sensible du comité sénatorial, les relations entre le peuple  et le Sénat s’étaient délitées depuis que la parole officielle avait été mise à mal par le récit du  père Nahel. Dans cet environnement délétère marqué par la défiance de l’opinion publique, les  sénateurs étaient dos au mur et les options pour sauver leurs places n’étaient pas nombreuses.

Un court moment de silence s’ensuivit au cours duquel les sept sénateurs se dévisagèrent les  uns les autres. Le doyen, troublé par la tournure des évènements, finit par rompre le calme qui  régnait dans l’auditorium : « Citoyen Dalnuk, laisse-nous un moment s’il te plaît, le temps que le Sénat évalue ta  proposition. Te nommer praetor maximus, c’est mettre en péril les fondations républicaines de  notre pays. Cela ne saurait être une décision prise à la légère, d’autant plus qu’il n’y a eu aucun  précédent de ce type dans notre longue histoire.

– Pèse bien ta décision, doyen. Il serait dommage d’essuyer une autre bavure politique, qui sait  comment le peuple réagirait. » 

Le carabinier Osthélien, qui suivait l’intégralité de la scène, escorta Solendor Dalnuk vers la  sortie quand soudain un jeune garçon accouru vers le général avec une lettre dans la main. Le  vétéran prit connaissance du contenu de la lettre, le sourire aux lèvres.  « Décidément mes convives s’impatientent. Réponds-leur, que je m’excuse pour le contre temps mais que notre rendez-vous tient toujours. Je les rejoindrai la nuit tombée près du port  de Magnolia ». Impassible, le garçon s’élança vers l’avenue principale pour ensuite disparaître  au carrefour d’une ruelle. 

L’attente était insoutenable ; les sénateurs étaient vraisemblablement partagés sur la réponse à  donner à Solendor. De temps à autre, des passants venaient saluer le général, sans se douter  qu’à quelques mètres plus haut, le destin tout entier de la cité se jouait. De grosses gouttes de  sueur perlaient sur le front de l’ancien militaire, l’excitation latente se manifestait désormais physiquement. Ce coup de force était audacieux, et lui aurait sans doute valu la prison dans un  autre contexte, mais il savait que le comité sénatorial était acculé face à la menace de la guerre.  Il était convaincu d’être à leurs yeux l’homme providentiel capable de renverser la situation. Qu’importe si la manière était disgracieuse, ce qui comptait pour lui c’était de devenir enfin praetor. 

Alors que les rayons du soleil déclinaient, le doyen des sénateurs sortit par la porte principale, et invita Solendor, d’un geste discret, à pénétrer de nouveau dans l’auditorium. Fidèles à leurs  postes, les sénateurs toisaient le général depuis leurs escabeaux. Les yeux de Solendor  s’irisaient d’une lueur presque insolente, comme s’il connaissait déjà la décision des sages. Un  scribe était présent dans l’auditorium, signifiant par-là l’importance de l’édit qui allait sceller  l’avenir de la république. A son habitude, le doyen prit la parole au nom de tous : « Solendor Dalnuk, par ce présent édit, nous t’élevons au rang de praetor maximus comme  autorisé par l’alinéa 47 du code républicain. Selon les règles en vigueur et pour une période  d’un an, reconductible une fois, tu auras les pleins-pouvoirs sur notre cité. Puisses-tu nous  guider aussi sagement que tes prédécesseurs dans cette période difficile pour Osthélia. 

– C’est un honneur, sages d’Osthélia et je mesure l’entièreté de la tâche qui m’attend. Je me  montrerai à la hauteur de notre cité » répondit Solendor sur un ton solennel, digne de la fonction  suprême qu’il incarnait désormais. 

La Citadelle des Sept Mers s’enveloppait progressivement dans le manteau de la nuit, et Solendor prit congé des sénateurs. Le soldat qui l’accompagnait jusque-là affichait dès lors un semblant de respect à son égard. Alors que celui-ci s’apprêtait à rentrer dans sa caserne, le  praetor fraîchement élu l’arrêta d’une main ferme : « Soldat, tu es assez intelligent pour saisir la gravité de la menace qui pèse sur Osthélia. Fais  passer le message suivant à tes chefs de garnison. A la première lueur du jour, je veux que tous les bataillons se réunissent sur la côte-est. Nous procéderons à un inventaire de nos forces et  mettrons en place une stratégie de défense terrestre. La flotte de Gamat est certes vive, mais  nos canons peuvent avoir raison d’une bonne partie de leur armada. Je m’attelle à prévenir moi même la garde marine, une affaire m’attend au port de Magnolia. 

– A tes ordres, praetor ! Répondit le légionnaire, qui s’exécuta immédiatement. »

Le port de Magnolia était à l’autre bout de la Citadelle, et il fallait emprunter un enchevêtrement de ruelles sinueuses pour y parvenir. En chemin, le chef d’Etat constata avec satisfaction que  les esprits se préparaient déjà à la guerre. Les avenues étaient désertées, l’appréhension du  conflit confinait les adeptes de la vie nocturne. Une fois arrivé au port, Solendor jeta un œil au  phare qui projetait un faisceau lumineux fixe sur la mer agitée : le garde-côte paraissait  endormi. Deux silhouettes encapuchonnées se détachèrent de l’obscurité pour venir à la  rencontre du haut-magistrat.  « Désolé de vous avoir fait patienter Messieurs. Nahel, voici ta contribution, tu auras le reste  de ta récompense une fois que tu auras ramené notre hôte chez lui ». Sur ces mots, le magistrat sortit de sa toge une bourse remplie de pièces qu’il lança au vieux  commerçant. Vérifiant avec avidité son contenu, le vieux commerçant se dirigea l’air satisfait  vers le dock pour amarrer une embarcation de fortune. Le deuxième interlocuteur, encore sur place, retira sa capuche. Il portait un médaillon, dont le  blason laissait transparaître une lance pourpre enveloppée dans son recueil de lin : symbole marquant de la Fédération Gamat. 

« Qu’en est-il Solendor ? J’ai dû vivre caché pendant tout un mois, j’espère que tu as avancé  dans tes projets personnels. Dans le cas contraire, tu risques de le payer très cher. – Les pions ont avancé plus vite que prévu, cher émissaire. Ta saute d’humeur du mois précédent a porté ses fruits. Nahel a été l’étincelle, je n’ai eu qu’à souffler sur la braise pour  répandre la rumeur. De la plus petite échoppe au bordel le plus réputé, pendant que ces vieux sénateurs m’accusaient de débauche, l’écho de la guerre s’est propagé de la base du pays  jusqu’à l’élite républicaine. 

– Bien, bien. Quand auras-tu le pouvoir ? J’ai besoin de concrétiser notre pacte au plus vite  pour satisfaire notre altesse. 

– Je suis déjà le maître de la cité, les sénateurs ont rapidement flanché, ricana Solendor » Avant même de laisser le temps à son interlocuteur de répondre, le militaire ajouta : « Comme convenu, j’imposerai un décret qui cédera à Gamat le droit d’exploitation des  ressources en Mer d’Almoncie. » 

L’émissaire était incrédule face au coup de force que Solendor venait de provoquer.  Rapidement, l’incrédulité se mua en admiration chez l’envoyé de Gamat, et sans dire un mot  ce dernier rejoignit l’embarcation plus loin où Nahel l’attendait. Alors que les deux hommes  prenaient le large, le praetor maximus, préparait déjà son prochain coup pour conforter  durablement sa domination sur Osthélia. Quelques escarmouches, par ci par là, seraient  nécessaires pour entretenir la flamme de la rumeur, tandis que dans le même temps il ferait mourir à petit feu toute opposition. Au milieu du marasme politique qu’il avait conçu, au milieu de ces faux échos dont il s’était fait l’habile porte-parole, une seule chose était désormais  certaine : la guerre d’Osthélia n’aurait pas lieu. 

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