Lettres à Cosmée – Premier prix du jury

Lancelot Harel

PREMIER PRIX DES FOLLES FICTIONS #3

Cosmée, 

Si je t’écris cette lettre c’est parce qu’un bruit court sur toi à Grignan. L’autre jour au café j’entendais les vieux qui parlaient du souci que tu causes à ta mère. Et tu sais bien que si elle est inquiète, appréciée comme elle est, c’est tout le village qui s’inquiète à son tour. Je suis donc allé la voir, pour comprendre. Elle m’a expliqué que vous vous étiez brouillées et que tu ne réponds plus à ses messages. J’ai eu beau essayer de la rassurer, rien n’y fait, elle veut partir bientôt pour venir te trouver, que tu sois à Brighton ou non. Parce qu’elle ne sait pas ce qu’il se passe, personne ne le sait. Pour l’apaiser, je lui ai dit que je te contacterai en espérant une réponse. Comme ça elle dort un peu mieux et surtout soyons clairs, j’ai une bonne excuse pour t’écrire. 

Sauf que ta réponse je ne l’espère pas. Je n’écris ces mots que pour les écrire. Déjà, parce qu’il y a assez peu de chance pour que tu me répondes. Ensuite, parce que je ne veux pas porter à mon tour ce doute, ce poids, qui en trois semaines déjà a creusé des cernes sur le visage rayonnant de ta mère. Mais surtout, parce qu’en partant, tu m’as fait promettre de ne pas t’attendre. Et donc, depuis deux ans, je ne t’attends pas. Depuis deux ans, de toutes mes forces, je ne t’attends plus. 

Tu avais raison de me faire promettre. Ce qui fait la tragédie des hommes ce n’est pas ce qui est ou ce qui n’est pas. C’est tout ce qui pourrait être ou non. Dès que l’on bascule dans le monde embrasé et infini de l’incertitude, on effleure ce qu’est le supplice. Trop souvent, on veut se faire maître de chaque question que l’on pose. Mais si la réponse vient à tarder, la question se fait bien vite maîtresse en nous. 

Quand il s’agit de toi, c’est sur ce fil tendu que je joue à l’équilibriste. Puisque la moindre question pourrait sans mal me faire chuter, réussir sans difficulté à me faire attendre, je me tais et n’attends pas. Comme je te l’ai promis. Et maintenant que le village, circonspect face à cette pénurie de nouvelles, se met à t’attendre tout entier, je me fais colosse au milieu d’eux. Un colosse sans question ni inquiétude, qui pense simplement à toi et à ta peau, qui se pare sans doute du parfum salé de ta plage d’Angleterre comme elle se parait autrefois du parfum de lavande qui règne ici. 

Je sais que tu te rappelles nos longues balades dans ces sillons violets et la façon que l’on avait de refaire le monde, dans nos plus grands débats comme dans nos plus beaux silences. C’étaient toujours les mêmes champs mais à chaque fois un autre bout d’univers que l’on arpentait, le long des chemins et au fil des saisons. Le long de nos corps, aussi. 

Pour le reste, les rénovations du château avancent bien et ont même permis une découverte. On pensait les réponses aux lettres de Madame de Sévigné perdues, mais en refaisant un mur près d’une cheminée, une pierre s’est déchaussée. Elle cachait une petite ouverture dans laquelle on a pu retrouver de nombreuses lettres qu’un spécialiste doit authentifier d’ici peu. Les premiers signes sont toutefois encourageants et suggèrent des réponses de sa fille et du comte de Bussy-Rabutin. Je t’en dirai plus si tu le souhaites. 

Mes parents vont bien, ils me demandent souvent de tes nouvelles. Dans le doute, je disais jusqu’ici que tout allait bien mais depuis ils ont parlé à ta mère. Ils s’inquiètent aussi et entendent des dizaines de rumeurs stupides. Aucune d’entre elles n’évoque la réponse la plus probable. 

Cosmée, de là où tu es si tu veux bien lire cette lettre, laisse moi te dire ce que Madame de Sévigné a écrit une fois : “Je vous conjure seulement de croire qu’on ne peut s’intéresser plus tendrement que je fais à ce qui vous touche.” 

À bientôt, 

Stan 

II 

Cosmée, 

Je me baladais hier soir dans les rues du village en laissant les sensations m’envahir. Les façades et les pavés refluent toujours la chaleur du soleil écrasant. La nuit ici, est un courant d’air permanent, un combat muet, entre les vents frais venus des bosquets alentour et ces effluves de pierres chauffées par les longues journées d’été. Même en l’absence du soleil, il y a là un duel silencieux entre le jour et la nuit, où les grillons, par leur chant, se font tambours de guerre. Dans le calme serein des rues désertes, tout bruisse, souffle et s’agite pour prolonger le jour. Et je crois que le jour se prolonge sans mal, puisque je ne dors plus. Je vis à présent à l’orée d’un insupportable été. 

Les lettres trouvées au château sont authentiques et ça me bouleverse. On les croyait à jamais perdues, les correspondants à jamais muets. Pire encore, Madame de Sévigné condamnée dans sa postérité à un monologue. Peu de gens se rendent compte de la tristesse d’une lettre que l’on croit sans réponse. 

Plus de 300 ans à attendre et voilà que notre écrivaine converse enfin avec ceux qu’elle a aimés plutôt qu’avec des fantômes. 

Une question se pose néanmoins : Où est-elle, la pierre qui cache tes lettres de réponse ? On ne trouvera rien chez moi, ni nulle part dans Grignan. J’ai beau te chercher et je pourrais déchausser toutes les pierres, arracher toutes les lavandes de Provence, rien. Toi, tu es bel et bien un fantôme. 

Je n’aurais jamais dû écrire la dernière lettre ni aucune des sept précédentes. Maintenant que tout est plus calme, je pensais être capable de ne pas attendre. Comme promis. Mais ce silence Cosmée, ce silence est atroce et ne laisse à mes mots que leur solitude pour résonner. Une solitude pesante que 300 ans sans réponse ne sauraient alléger. L’inquiétude va bon train ici, tout le monde a sa petite théorie. La rumeur ne s’arrête pas de courir. 

Vu que tu ne me réponds toujours pas, j’essaye d’être là pour ta mère. Elle a pleuré devant moi hier. Je n’avais jamais vu ta mère pleurer. Cinq semaines sans un message de ta part, ses cernes ont arrêté de se creuser, à présent ce sont ses joues. 

Quand comprendras-tu que pour ceux qui t’aiment, tes silences sont assassins ? Je ne peux pas la retenir pour toujours. Elle a bien appelé la Police en Angleterre mais ils ne la prennent pas au sérieux. Elle va venir. Elle va finir par venir à Brighton et il faudra affronter son regard. 

En attendant, je continue mes balades en espérant y trouver et la quiétude et le sommeil. Je ne trouve que le vacarme de la nuit, le cri sourd de ton absence et mon insomnie. Pourtant, la semaine dernière j’ai cru toucher au but, près du vieux lavoir. Le ciel était dégagé et la Lune venait coucher ses rayons dans un chemin pavé, parfaitement aligné. Dans cette grande clarté, une rivière d’argent semblait couler jusqu’à moi. C’est en remontant son cours, que le vieux lavoir s’est présenté. L’écoulement délicat de l’eau dissipait sans mal les hymnes des grillons et les grincements du vent. Ce calme me semblait si plaisant, qu’il m’est venu l’envie d’accompagner le bruit de l’eau, comme pour l’encourager, le renforcer. Une pierre à la main, je m’apprêtais à la lancer pour en observer l’onde. Tout était parfait. 

Et voilà qu’un horrible chat fait son apparition sur le bord et me crache au visage son immonde miaulement strident. Il a profané d’un bruit, ma quiétude, l’eau qui coule, le lavoir, la rivière d’argent, la Lune et la nuit toute entière qui daignait enfin tomber sur mon cœur. De rage, j’ai lancé la pierre de toutes mes forces sur lui. Touché à la tête. Il est tombé dans le lavoir, son sang colorant doucement l’eau. J’ai plongé mes mains pour récupérer son corps mais tout vivant qu’il était, il m’a mordu. Je l’ai donc attrapé et tenu là, sous l’eau, un long moment. Car, non content d’avoir profané la nuit de son miaulement, il profanait maintenant l’eau de son corps. C’était trop. Il bougea encore un peu, il a même réussi à me griffer plusieurs fois. Puis plus rien. La minute d’après, je le jetais dans un fossé. Un renard viendrait bien vite pour le chercher. Mon lavoir entaché, je savais que la nuit ne serait plus jamais calme, mais cette nuit-là j’ai bien dormi. 

« Je souhaite que l’eau vous ait été favorable ; en un mot, je vous souhaite tous les biens, et je prie Dieu qu’il vous garantisse de tous les maux. »

À plus tard, 

Stan

III 

Cosmée, 

Je n’ai pas pu la retenir davantage. Ta mère est partie pour l’aéroport ce matin. « Elle va arriver bien vite à Brighton, qu’est-ce qu’elle va découvrir à votre avis ? » Voilà ce qu’on peut entendre au café aujourd’hui. Des questions affligeantes assorties de nombreux pronostics, non moins affligeants. Pour certains tu es partie vivre ailleurs avec la ferme intention de disparaître, pour d’autres tu as probablement rejoint une secte, la faute à ton « côté mystique” apparemment. Pour d’autres encore, la fâcherie avec ta mère est plus sérieuse qu’on le croit. Ils parlent, ils commentent, ils divaguent et ils y reviennent. Ils sont ignobles dans leur façon bien à eux de se sentir concernés. Ils pourraient s’inquiéter du tiercé de la même façon. Ils se délectent de toutes les rumeurs et des nouveaux racontars inventés par des gens qui ne te connaissent même pas. Ton silence au fond, en plus de tuer ta mère, fait vivre ces gens-là. 

Quant à moi, malgré toutes les mesures que j’ai pu prendre pour supporter, pour tenir la promesse que je t’ai faite, je trépigne pour quelque chose qui n’arrivera pas. Ce n’est pas une résignation que de dire ça, c’est une certitude qu’il me faut simplement écrire. Tout ça est de ta faute Cosmée. Je t’aime depuis trop longtemps et depuis trop longtemps tu laisses cet amour de côté. Je t’ai toujours tout donné. Ma tendresse, mon admiration, ma fidélité sans faille. Et toi, tu me demandes de ne pas t’attendre ? 

Bête et dévoué j’ai promis. Je t’ai promis d’accepter le silence, d’accepter qu’il y a à Grignan une vie pour moi. Une vie sans toi. Voilà deux ans maintenant que je m’acharne à ne pas attendre ce que je désire le plus au monde. J’ai basculé tout entier dans l’incertitude. Pour tromper ma douleur, je t’ai écrit et tu répondais souvent, au début. Puis plus timidement et plus timidement encore jusqu’à ne plus rien recevoir d’autre de toi qu’un petit mot minable, dans lequel tu me demandes d’arrêter de t’écrire. Cruelle, égoïste et monstrueuse, tu as osé me dire que je te mettais mal à l’aise ? 

Comment peux-tu être à la fois si splendide et si répugnante ? Comment puis-je t’aimer et te haïr autant ? Tu es le meilleur et le pire de ma vie, tu as été tout. Tu es tout. A l’heure où tu ne réponds plus, ce constat m’afflige. Sept lettres envoyées Cosmée, sept chances que tu as eues de me dire qu’il s’agissait d’une épouvantable méprise. Mais rien. 

Ils m’ont également demandé mon avis au café tout à l’heure. J’ai dit que tu étais morte à mes yeux. C’était un mensonge. 

Car à présent, bien que je connaisse l’air salin de Brighton et que tu sois effectivement morte, tu es bel et bien vivante pour moi. 

Dans cet infâme silence, même sans espoir, même sans réponse, même sans vie. Tu demeures irrémédiablement vivante et je ne cesse de t’attendre. 

J’espère que tu vois à présent, combien ton injonction de promesse est une lâcheté, puisqu’elle me condamnait à te trahir. Même te tuer n’aura pas suffi. 

« J’abuse de vous, ma très chère ; j’ai voulu aujourd’hui me permettre cette lettre d’avance ; mon cœur en avait besoin, je n’en ferai pas une coutume. »

À jamais, 

Stan 

IV 

Cosmée, 

Un bruit court sur toi à Grignan, ils ont trouvé ton corps là où je l’ai laissé. A présent les Anglais doivent prendre ta mère plus au sérieux. Si ce n’est déjà fait, ils ne vont pas tarder à trouver quelque chose chez toi. Un cheveu, qui sait ? Non ! Mes dernières lettres, sans aucun doute. Ils vont faire les liens très vite, je dois en avoir pour quelques heures. Aucun des vieux cons du café n’aurait pu la trouver celle-là. 

Je pensais qu’avec ça je parviendrais à ne pas t’attendre. Comme promis. Et regarde-moi à présent. J’aime et j’attends une morte. Toujours. 

Rien n’a changé et je n’ai pourtant pas de regret. J’ai écrit ces dernières lettres comme si tu pouvais les lire, j’ai besoin de me dire que tu peux les lire. Là où tu es, si je te trouve, peut être que tu m’auras pardonné. 

C’est décidé, ils ne m’auront pas vivant. 

À tout de suite, 

Stan

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