Paul Puechbroussou
Les résultats finaux étaient tombés il y a quelques minutes. Avec 99,9999999% des voix, le président Zblarg était réélu pour un septième mandat consécutif à la tête de la planète Bloug. Ce succès éclatant venait effacer les maigres espoirs que l’opposition plaçait dans Francis Frischtislibidich du parti des Endives Révoltées et dans Albert Tarabiscotte du parti des Partis. Il était de toute manière illusoire de penser pouvoir mettre un terme à l’irrésistible ascension du président sortant qui, en six mandats, n’avait appliqué à ce jour aucune de ses promesses de campagne. Pourtant, le peuple de Bloug continuait à espérer, qu’un jour, leur président pourrait enfin se libérer du système de technocrates qui s’opposaient à toute réforme sur les rations d’endives distribuées dans les cantines scolaires et d’entreprises. Sourde au grondement populaire, cette élite déconnectée et aigrie préférait souligner un effet de ruissellement.
Les endives qui n’auraient pas été distribuées lors du déjeuner finiraient bien par arriver dans les assiettes du dîner.
Mais cette logique était bien celle de bureaucrates qui ne partageaient pas les souffrances de leurs concitoyens au quotidien. Or Zblarg était un homme du peuple. Lui, comme des millions d’autres Blouguigeois, avait connu la terrible crise de la pénurie d’endive de 2855 du calendrier post-crise-des-patates-douces-radioactives, ou C.P.C.P.D.R pour les intimes. Zblarg fut de ceux qui ne reçurent que cinq tonnes journalières d’endive, il connut la faim et les effets tragiques qu’elle peut provoquer chez quelqu’un. Après cet épisode, il se fit la promesse que jamais sa planète ne devrait subir de nouveau une telle horreur, qu’il serait celui qui redressera la situation et qui, mieux, offrirait un avenir dépassant tous les rêves les plus fous de Bloug.
Il se lança donc en politique et en 2867 du C.P.C.P.D.R, il fut élu président pour la première fois en obtenant déjà 99,9999999% des voix. Les scrutins des élections suivantes furent identiques. À chaque fois il n’eut pas à se fatiguer, mêlant arguties et promesses d’augmentation des rations d’endive, il obtenait sans la moindre difficulté le soutien des foules et éclipsait les plans d’ajustement de ses béotiens d’adversaires. Il arriva que des électeurs commencèrent à questionner la sincérité de leur président qui n’avait toujours pris aucune mesure depuis sa première entrée en fonction. Il suffisait alors au président de venir s’épancher sur tous les plateaux de télévision son amour pour les endives pour regagner ainsi leur soutien. Toutefois, ses flagorneries ne marchaient pas auprès de tout le monde.
Il y avait en effet constamment 0,0000001% de la population qui ne votait pas pour lui. Cette précision, cette redondance, cette épine dans le pied le rendait fou. A chaque élection c’était le même refrain. Il se réveillait en sueur en plein milieu de la nuit après avoir fait des cauchemars où il était pourchassé par des monstres en forme de 0,0000001% qui ne cessaient de se moquer de lui. Ils lui rappelaient qu’il n’atteindrait jamais le score parfait, que comme à chaque fois dans sa vie il ne parviendrait pas à aller au bout des choses.
Il n’était qu’un raté incapable d’obtenir l’amour de son peuple, un moins que rien qui ne méritait pas de pouvoir manger des endives.
Quand il se promenait, que ce soit dans la rue ou dans les bâtiments officiels, il avait l’impression que tout le monde autour de lui se moquait. Il pouvait entendre leurs messes-basses, apercevoir et les sourires méprisants et les indexes pointés vers lui. Son échec devait être la source des moqueries les plus abjectes à la pause-café des fonctionnaires, ses ministres devaient sûrement faire semblant de le respecter et comploter contre lui en secret. Jamais les livres d’histoire n’indiqueraient que l’entièreté des électeurs de Bloug avait un jour voté pour un même homme. Non, à la place les concepteurs des programmes scolaires ne manqueraient pas d’insister sur les décimales, de souligner la présence d’une virgule. Il ne pouvait plus briguer que deux mandats avant d’être interdit de présentation aux listes électorales. Aussi, s’il échouait à obtenir la majorité absolue lors des deux prochaines élections il savait que son héritage serait souillé pour toujours et qu’il s’exposait aux diffamations les plus viles des professeurs d’histoires des générations futures. C’est pourquoi, malgré sa septième réélection, Zblarg n’était pas d’humeur à célébrer et faisait les cent pas dans son bureau. C’est alors que Théodule, assistant sous sa férule depuis son deuxième mandat, débarqua en trombe de la pièce. Il venait de faire une découverte extraordinaire.
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Contrairement à ce qu’ils avaient longtemps cru, les 0,0000001% n’étaient pas issus d’une erreur de comptabilisation des voix. Ils n’étaient pas non plus le fait de votes hasardeux d’électeurs, jeunes comme vieux, peu regardants des programmes. Alors s’agissait-il d’abstentionnistes ? Non plus. Des études avaient montré que les Blouguigeois ne s’abstenaient jamais. Non pas par fierté citoyenne mais parce qu’ils prenaient pour réelle la rumeur selon laquelle ceux qui ne votaient pas bénéficiaient d’un approvisionnement inférieur en endives. Qui pouvait donc l’empêcher d’obtenir la légitimité parfaite ? « Sproutch » répondit ce jour-là Théodule. Ce mot ne signifiait rien pour le président mais son assistant lui rappela qu’il s’agissait d’une des communes qui avait été au cœur de la crise des patates douces radioactives, 2890 ans plus tôt et qui était, en outre, célèbre pour ses plantations de carottes. Il s’avérait donc qu’à chaque élection, les habitants de Sproutch votaient toujours pour le même candidat : Romuald, le lamasticot galactique.
En entendant ce nom, les muscles de Zblarg se contractèrent et une expression méchante se dessina sur son visage. C’était donc lui. Encore et toujours ce maudit lamasticot qui lui pourrissait la vie. Les lois de Bloug stipulant qu’il n’était pas nécessaire de donner les scores des candidats ayant obtenu moins d’un pourcent des voix, le président n’avait jamais pu connaître les scores de son rival mais il aurait dû s’en douter. Car oui, ce nom lui était plus que familier. Les deux politiciens se connaissaient depuis l’école primaire et déjà, à cette époque, ils étaient en compétition. Que ce soit pour la présidence, l’élection des délégués ou voler le goûter de son camarade classe, Romuald avait un don pour inventer des stratagèmes tous plus vils les uns que les autres. Pendant des années, ce maudit lamasticot lui avait pourri la vie et alors qu’il pensait avoir pu prendre sa revanche en briguant sept mandats consécutifs, voilà qu’il apprenait qu’il n’en était rien. Avec un rire sardonique il posa sa main sur l’épaule de son assistant et lui expliqua qu’il comptait enfin prendre sa revanche, sans aménité. Les deux complices s’en allèrent alors vers le siège de la chaîne de télévision la plus proche et passèrent en chemin devant le bureau de l’ancien président de Bloug. Ils pouvaient l’entendre soliloquer sur les futures réformes à adopter. Tellement occupé à faire le tour des plateaux de télévision, Zblarg n’avait en effet jamais pris le temps de prévenir son prédécesseur que son mandat était terminé. Ce dernier continuait donc à diriger le pays d’une main de maître en se demandant pourquoi les élections de 2867 C.P.C.P.D.R n’avaient pas encore eu lieu, sans faire attention au calendrier qui affichait l’année 2890 C.P.C.P.D.R.
Quelques heures plus tard une nouvelle faisait le tour de la planète : le président Zblarg, ayant appris l’existence d’erreurs dans la comptabilisation des votes, avait ordonné la tenue d’une nouvelle élection la semaine suivante. Le soir même, lui et son assistant grimpaient dans un aéronef en direction de la ville de Sproutch.
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Sproutch n’était pas une ville comme les autres et ses habitants étaient un cas unique pour la planète Bloug. Après la crise des patates douces radioactives qui avait entraîné la destruction de toutes les plantations, la commune ne s’était pas mise à cultiver des endives comme le reste du monde mais s’était tournée vers les carottes. Mangeurs invétérés de ce légume, les habitants étaient tous atteints de caroténodermie, qui leur conférait une couleur de peau orangeâtre typique de la région. Victimes des moqueries incessantes de leurs voisins, les habitants de Sproutch vivaient depuis des décennies en autarcie, refusant de cohabiter avec les « fesses blanches » qu’ils avaient appris à mépriser. C’est aussi pourquoi Théodule avait confié au président qu’il pensait que leur vote pour Romuald n’était qu’une banale histoire de racisme dont il ne fallait pas trop se soucier.
Les deux hommes étaient encore loin de se douter de l’horrible secret que cachait la ville.
L’aéroport de la commune était en piteux était et semblait abandonné depuis plusieurs années. L’endroit était désert mais Zblarg préférait qu’il en fût ainsi. Il n’avait pas annoncé sa venue et préférait qu’elle restât secrète le plus longtemps possible. Il envoya donc son subalterne en reconnaissance pour prendre contact avec le maire. Après plusieurs heures de tractations entre Théodule et la secrétaire de la mairie, dues à la nécessité pour le maire de surveiller l’arrosage quotidien de sa plantation de carottes, ce dernier daigna leur accorder un entretien. Il se nommait Gludule et était apprécié de toute la commune. Lui, contrairement à d’autre, obtenait constamment les cent pour cent, ce que ne put s’empêcher de remarquer Théodule. Sproutch avait longtemps souffert des retombées de la crise des patates douces radioactives et ce ne fut que récemment que la ville connu un nouvel essor sous les différents mandats de Gludule. Prônant un ultra-libéralisme décomplexé, il avait alors, en bon politicien, nationalisé l’entièreté des plantations de la commune tout en rendant obligatoire un ratio de trois quarts de plantation de carottes pour chaque millième d’hectare d’endive, le tout divisé par la somme des impôts sur l’habitat des rues adjacentes, à condition qu’elles aient un relief d’au moins 0,77823% mais pas de plus de 1,28934%. Si ce n’était pas le cas, les habitants devaient se munir d’une pelle de cent-vingt-trois centimètres de longueur afin de creuser un trou de sept mètres dans leur jardin. Toute personne ne respectant pas ces règles devait payer une lourde amende et être placée en détention pendant quatre jours. La première semaine après l’instauration unilatérale de cette loi, l’entièreté de la ville se retrouva derrière les barreaux et il fut décidé de rejeter la faute sur un autoentrepreneur producteur de pelles de tailles différant de la réglementation.
Cet abject criminel fut condamné à l’exil, la semaine suivante la loi fut abrogée. Depuis, les carottes poussaient à tout va et le marché des pelles connaissait sa croissance la plus spectaculaire. C’est ainsi que Gludule parvint à sécuriser sa réélection à chaque fin de mandat. Mais Zblarg n’avait que faire de ces histoires de carottes. Ce qui l’intéressait lui, c’étaient les endives. Il n’était d’ailleurs pas venu les mains vides puisque son aéronef était rempli à ras-bord de caisses d’endives. Cela avait d’ailleurs posé de nombreux problèmes lors du vol entre la capitale et Sproutch, puisque l’appareil menaçait de s’écraser à cause du surpoids. Il fallut alors prendre une décision expresse et c’est, sans remords, que le président ordonna que l’on balance par-dessus bord les quatre membres de son service de sécurité, son podologue et le copilote. Les endives furent ainsi sauvées. Théodule n’avait jamais vu son supérieur prendre une décision aussi rapidement. Malheureusement pour eux, Gludule déclina poliment mais fermement ce présent, expliquant qu’il préférait maintenir son régime de carottes. Zblarg frôla l’arrêt cardiaque et se dit que les « oranges » méritaient bien d’être traités en paria. Mais il avait toujours besoin de leur vote. Il fit donc un effort surhumain pour contenir sa colère et demanda de but en blanc au maire pourquoi ses concitoyens votaient à chaque fois pour Romuald. La raison était simple, le lamasticot galactique étant allergique aux endives, il était à même de comprendre leur peine. Les locaux étaient en effet eux-mêmes allergiques aux endives ! Le maire fit néanmoins jurer à son président et à Théodule de ne jamais ébruiter ce secret, sans quoi la ville ne manquerait pas de se faire raser par une horde de citoyens en colère. Pour le dire poliment, Sproutch ne s’intéressait donc que modestement aux endives et ne voyait ainsi pas l’intérêt de voter pour un candidat « pâle de carnation » dont l’entièreté du programme reposait sur la seule augmentation des rations de ce légume. L’homme au 0,0000001% manquant ne pouvait plus contenir sa rage et quitta précipitamment la réunion, non sans ordonner au préalable à son assistant qu’il exposât ses « blanches fesses » à cette « sale tête d’orange ».
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Le duo, déconfit, déambulait dans les dédales de venelles de Sproutch afin d’apaiser leur colère. Zblarg était pris au piège.Jamais les habitant ne voteraient pour lui s’il ne changeait pas son programme, mais il risquerait alors de perdre le soutien du reste de la planète.Une solution serait de faire la révélation au monde entier que les Sproutchiens étaient allergiques aux endives. Cependant il avait juré de garder le secret à la manière de ses ancêtres, c’est-à-dire en hurlant diverses onomatopées tout en se frappant le crâne. Rompre un tel serment risquerait d’amener le déshonneur sur lui et sa famille. Il y avait aussi le risque d’une guerre civile entre l’entièreté de la planète et les « oranges », or Zblarg doutait de la capacité de son prédécesseur à gérer pareille crise. Son égo lui disait néanmoins que le jeu pouvait en valoir la chandelle quand il entendit soudain quelqu’un crier son nom derrière lui. Cette voix, il pourrait la reconnaître entre trois voix, c’était celle de son rival éternel : Romuald. Le lamasticot galactique se tenait effectivement derrière eux et l’on pouvait déchiffrer sur son visage de camélarvé une expression narquoise. Gludule l’avait appelé pour l’informer de sa réunion et au vu de l’attitude du président, il savait qu’il avait gagné. Lui, Romuald, conserverait ses 0,0000001% le week-end prochain. Une nouvelle victoire s’ajoutait à son actif et il songeait maintenant à pouvoir prendre sa retraite en paix, sachant qu’il avait humilié une bonne fois pour toute son ennemi. Mais il ne put savourer très longtemps ce spectacle car, ce dernier, obligé de ramener les caisses d’endives à son aéronef en avait attrapé une et l’avait lancée dans le visage du lamasticot galactique. Par un mystérieux hasard et un effet non moins mystérieux de la loi de gravitation universelle, un des légumes incolores atterrit dans la bouche du politicien. La réaction allergique n’attendit pas et Romuald se retrouva instantanément au sol, en train de vomir ses tripes pendant que Théodule grondait le président pour avoir gâché une endive. Les deux avaient déjà oubliés leur adversaire et s’en allaient en direction de l’aéroport non sans continuer de se traiter de patates douces.
Une fois à bord de leur véhicule, Zblarg fut saisi d’un éclair de génie. Il venait d’être frappé par une de ces pensées formidables qui n’arrivaient qu’une fois dans une vie et dont on ne parvenait pas à expliquer la provenance. Il ordonna à son assistant de programmer une allocution officielle à son retour puis tomba dans un sommeil rempli de plantes herbacées robustes, plus ou moins pubescentes, surmontées d’une couronne de poils écailleux très courts à la racine pivotante et riches en inuline.
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« Blouguigeoises, Blouguigeois, notre planète va mal. Nos habitants ont été dupés, humiliés, bafoués, insultés par le plus vil des mensonges. Mais ne vous inquiétez pas, votre président vous le promet, il ne laissera pas ce crime impuni et compte faire la lumière sur tous ces événements. Récemment est parvenu à mes oreilles, moi Zlbarg président de Bloug, que le candidat Romuald n’avait rien d’un lamasticot galactique ! Des spécialistes de la condition des lamasticots galactiques, que j’ai spécialement mandaté, ont en effet laissé entendre que Môssieur Romuald n’aurait de lamasticot que l’asticot ! Vous imaginez bien que si cela s’avère vrai, la situation est terrible. Terrible pour notre démocratie, terrible pour les fondements de notre nation. C’est notre contrat social qui est attaqué, ce sur quoi reposent nos valeurs, notre citoyenneté et cela vient remettre en question tout ce pourquoi nos ancêtres se sont battus. Les principes de notre planète ont été attaqués et je n’ai donc pas peur de le dire, nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre contre le mensonge, contre la décadence et la perversion de notre société. Nous autres modernes ne sommes que des nains sur des épaules de géants, des colosses dont les fondations sont prises pour cible. De tout temps les Blouigeoises et les Blouguigeois ont travaillé à l’avènement d’une société juste, équitable et riche en endives. Les mensonges de ce chien puant de Romuald, ou de de cet asticot misérable devrais-je dire, sont intolérables. Et, les yeux dans les yeux, mes chers compatriotes, je vous le dis, cela n’a rien à voir avec le fait qu’il me volait mon goûter quand j’étais petit. Nous pouvons d’ailleurs voir dans cet exemple une preuve nécessaire et suffisante de sa malveillance. Enfin, quant aux preuves de son travestissement, je ne peux dire quand nous les aurons, cela pourra très bien être dans deux heures comme dans deux siècles mais elles finiront par arriver, je vous le promets. Car, chers compatriotes, je vous ai compris. Vous et moi ne souhaitons qu’une seule chose… Plutôt que d’affronter les charivaris d’un peuple en colère en tentant de défendre sa cause, que Môssieur Romuald regagne au plutôt ses pénates ! Qu’on laisse la politique à des personnes comme moi et la consommation de sels à des asticots comme l’autre, les vaches seront bien gardées. Et les endives encore plus ! »
L’allocution fut un grand succès pour Zblarg. Quelques minutes seulement après sa diffusion, la plupart des journaux mondiaux titraient les rumeurs les plus grotesques sur la véritable nature de Romuald. L’endive enchaînée avait, on ne sait comment, retrouvé la professeure de grande section de Romuald pour un entretien exclusif qui avait été avare en informations, la dame étant centenaire et atteint d’Alzheimer. Elle se rappelait toutefois, avec vivacité, le racket de goûter dont était victime le sept fois président de Bloug. La partie n’était toutefois pas encore gagnée. Romuald venait de partir en villégiature dans le village de ses parents, comme il en avait l’habitude à chaque veille d’élection, afin de se couper quelques jours du remue-ménage incessant des médias. Ses proches se gardaient d’ailleurs bien de lui dire que cela était paradoxal étant donné qu’il n’avait jamais été sollicité par des journalistes de toute sa carrière. Zblarg savait en outre que, même une fois au cœur de la tempête, son rival serait du genre à se regimber de se retirer de la vie politique. Il faisait partie de cette race, désormais en voie d’extinction à Bloug, de personnes qui possédaient un égo, pire encore une dignité. Il serait donc vain de s’attendre à une palinodie de sa part et il fallait déjà préparer une réponse présidentielle à la riposte que lancerait celui dont on ne sait plus vraiment s’il était un lamasticot ou pas. Avec componction, le président déambulait dans les couloirs du palais présidentiel en empruntant de temps à autre les coursives que seul lui connaissait lorsqu’il voyait pointer le bout du nez d’un visage qui ne lui revenait pas. La presse était en ébullition mais cette effervescence était à double tranchant. Certes elle mettait la pression sur l’opposition et calomniait allègrement tout ce qui bougeait, mais elle était également avide de réponses de la part du président. Or tout l’art du mensonge est de ne jamais trop en dire afin de laisser les autres spéculer.
Mais Francis Pachibouzouk s’y connaissait un rayon en spéculation. Avant de devenir investigateur pour le journal Madame Endive, il avait fait fortune en bourse en jouant avec le taux des endives. Certains allaient même jusqu’à dire qu’il fut responsable du fameux « Mardi-en-fin-de-soirée noir » où le cours de l’endive avait chuté de 0,00054%, ce qui avait été du jamais vu et ne se répéterait pas de sitôt. Il avait le sens des affaires et possédait surtout un flair incomparable pour détecter les embrouilles. Ses collègues l’avaient d’ailleurs renommé affectueusement, d’après Francis lui-même, « Fouille-merde » pour rendre hommage à son instinct. Et une nouvelle fois, les narines proéminentes de Pachibouzouk s’excitaient : il y avait définitivement quelque-chose de pourri sur la planète Bloug et cela n’avait pour une fois aucun rapport avec le réseau des égouts de la planète, laissé à l’abandon par le gouvernement alors que le régime spécial de ses habitants aurait dû le rendre prioritaire. L’allocution du président n’était même pas terminée qu’il avait déjà sauté dans son aéronef en ordonnant à son assistant de dénicher Romuald. Il se trouvait désormais devant le portail de la demeure familiale de l’intéressé, hurlant qu’on devait le laisser entrer pour le bien de la liberté de la presse. Après plusieurs minutes de provocations plus ou moins pertinentes, ses efforts payèrent puisque le candidat diffamé sortit dans le jardin à sa rencontre. Mais il ne venait pas ouvrir au journaliste. Au bout de sa queue reposait une manière fécale qu’il envoya valdinguer sur le visage du perturbateur. Ce dernier ne demanda pas son reste et rebroussa aussitôt chemin, un sourire béat sur le visage. Le lendemain, la une de Madame Endive titrait « REVELATIONS EXCLUSIVES SUR ROMUALD : LE LAMASTICOT N’EST EN REALITE QU’UN SIMPLE ASTICOT ». L’article comptait une dizaine de paragraphes, presque tous consacrés au voyage périlleux de Pachibouzouk, qui savait faire preuve d’égotisme, dont un qui expliquait que l’utilisation d’une bouse n’avait rien d’anodin. Il s’agissait en effet de l’alimentation principale des asticots. Le politicien était fait comme un rat.
Deux jours avant la réouverture des scrutins, Romuald se rendit incognito au palais présidentiel après avoir demandé à s’entretenir avec Zblarg. Là, il avoua tous ses crimes à son rival de toujours. Il commença par reconnaître, mais ça son rival le savait déjà, que oui il était allergique aux endives et qu’il préférait manger des carottes. Mais c’est la suite de son aveu qui chamboula le président. Ce dernier avait trouvé bon de lancer des rumeurs extravagantes sur son opposant en espérant que cela serait suffisant pour inciter les Sproutchiens à modifier leur vote mais jamais n’avait-il pensé un seul instant que sa diffamation n’en était pas réellement une. Car devant les yeux écarquillés de Zblarg, Romuald venait de dire qu’il n’était pas un lamasticot mais bien un asticot. Ce mensonge était la malencontreuse conséquence d’un quiproquo le jour où, après avoir reçu un superbe manteau de fourrure de la part de son oncle, quelqu’un confondit la parure pour un pelage véritable. Romuald avait été flatté par cette erreur et, ce qui au début n’avait été qu’un simple mensonge de cours d’école, s’était transformé en scandale d’état. Le président n’avait que faire de ses excuses, surtout qu’il n’avait à aucun moment semblé regretter de lui avoir dérobé son goûter, et l’obligea à s’atermoyer devant les Blouguigeois le soir même à la télévision. La chaîne qui diffusa les excuses officielles de « Môssieur Romulad » réalisa le pire score d’audience de son existence car personne ne se souciait des états d’âme d’un allergique aux endives. Même les habitants de Sproutch boudèrent l’émission.
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Les résultats finaux étaient tombés il y a quelques minutes. Avec 99,9999998% des voix, le président Zblarg était réélu pour un septième mandat consécutif à la tête de la planète Bloug. Ce revers électoral chamboula l’ensemble des institutions blouguigeoises. Jamais en sept mandats leur président n’avait connu une telle humiliation, le rejet populaire était massif. Il ne s’était donc pas trompé dans son discours lorsqu’il avait constaté que la démocratie était en danger. C’étaient des décennies de stabilité et de renforcement du contrat social qui étaient sur le point de vaciller, le point de non-retour semblait plus proche que jamais. Pour faire face à ce revers, son assistant Théodule mit alors en œuvre une stratégie si brillante qu’elle entra d’office dans le programme d’histoire et fut étudiée par la suite pendant des siècles sur les bancs de l’école par des centaines de génération. Dès l’annonce des résultats, l’homme de main du président s’était invité sur un plateau de télévision pour annoncer un nouveau décret stipulant que l’Etat s’engageait à distribuer, gratuitement, et chaque jour, une ration d’endive pour chaque blouguigeois. Jamais plus dans l’histoire de cette planète un homme parvint à effectuer un tel coup de maître. Le lendemain matin, des manifestations pacifistes aux quatre coins du globe célébraient le programme avant-gardiste de Zblarg et l’échec de la veille était déjà oublié. Mais le président fulminait, rarement il avait été autant humilié, sauf si l’on comptait le racket quotidien dont il avait été victime toute son enfance des mains inexistantes d’un lamasticot surtout asticot ou encore des six fois où il était passé à côté de la majorité absolue à 0,0000001%. Ces 0,0000002% lui paraissaient plus insultant qu’un crachat à la figure. Il dépêcha donc quantité de statisticiens et d’experts, aux frais du contribuable, pour trouver la source de cette déconfiture. Leur constat fut unanime : dégoûtés par la corruption des élites politiques, tous les habitants de Sproutch avaient voté blanc. Mais ils se refusèrent à fournir la cause du 0,0000001% supplémentaire. Une loi spécifique à la planète Bloug, issue de plusieurs siècles d’instabilité politique, stipulait que le vote du président sortant valait plus que celui du « premier quidam venu » et devait peser très exactement 0,0000001%. Si le revers de Zblarg avait été deux fois plus important qu’à l’accoutumée cela ne pouvait donc être que de sa faute. Après avoir secrètement questionné les dépouilleurs du bureau de vote utilisé par le président, les experts apprirent que le bulletin de ce dernier était complètement froissé lorsqu’il fut déposé dans l’urne. Il n’y avait donc pas eu d’autre choix que de le comptabiliser comme un vote blanc. Zblarg, sûrement aveuglé par sa haine encore vivace contre son éternel rival, ou alors ivre de joie et incapable de se contenir, n’avait pas dû remarquer l’état dans lequel il avait soumis son bulletin. Un des experts tint alors une phrase qui devint célèbre des années plus tard : « En politique, on succède à des patates et on est remplacé par des jambons. Alors que l’on a besoin que d’une seule chose : une endive. »