Martin Roqueplo
Il s’agit du dernier texte connu de Barham Yassine
Traduit de l’Ancien Astral par Mitar Aku
(Note de traduction : Le titre est posthume (que la mémoire de Barham Yassine, héros de la Révolution, persiste à travers les âges !). Les passages en italiques sont des auto-citations de Yassine (voir notes de bas de document))
1. Tout cela s’est passé bien avant que les Terres Astrales n’émergent.
2. De toutes les querelles entre les dieux, nulle ne fut plus grande que celle qui opposa Haqikana à Dorug. Les légendes sont nombreuses qui relatent leur lutte mortelle.
3. Mais le monde a oublié qu’avant que leur haine ne dévaste l’au-delà, la magnifique déesse de la Vérité et le maître des mensonges furent amants.
4. De leur union naquirent des monstres sublimes. Les premiers héros. »1
5. La coupe d’or se porta à mes lèvres, déversant toutes les senteurs du raisin.
6. Mon hôte ne cessait de remuer sur son fauteuil, son œil fixé sur la clepsydre dont l’eau se déversait avec une infinie langueur.
7. Je me levai, fit quelques pas vers la fenêtre. De là, on pouvait observer la grand place, rouge encore du sang des sacrifiés.
8. Ainsi justice est-elle désormais rendue dans la luxuriante citée de Charh (NdT : ancien nom de Pehak).
9. « N’avez-vous pas honte ? » claqua une voix sèche dans mon dos.
10. Je levai les yeux au ciel.
11. « Et de quoi, je vous prie ? D’avoir utilisé le don que les dieux m’ont fait ? D’avoir passé tant d’heures à coucher sur de ternes parchemins des sentiments dont la splendeur a ébloui les yeux de ceux qui les ont lus ?
12. Je suis peut-être un lâche et un fourbe, mais mon histoire est d’encre et la vôtre est de sang. »
13. C’était hier au soir qu’ils étaient arrivés par centaines.
14. Le seul héraut de tant de violences fut la clameur soudaine qui déchira le silence. Une chaleur accablante avait frappé tout le pays.
15. J’étais en compagnie de mon épouse quand la lourde porte de chêne a cédé sous le poids de tant de bras et que les paisibles et déserts jardins se sont vus inondés par tant d’assaillants.
16. La volupté fit place au chaos.
17. Je fus immédiatement assommé. Ma femme n’eut pas cette chance. Je m’éveillai, son cadavre dans les mains.
18. Un énergumène fulminant (ndt : il est probable que Yassine parle ici de Jilad ANUQ) agitait des papiers froissés sous mon nez avec un regard furieux. Mes derniers écrits.2
19. Alors qu’on me traînait comme un bandit au milieu de la foule, je ne parvenais pas à distinguer une quelconque parole de la rumeur qui montait autour de moi. Si, un mot, pensais-je : la mort. Mais peut-être n’était-ce qu’une illusion. Si seulement cela pouvait en être une.
20. Le sable encore humide de la grand place m’annonçait l’inévitable.
21. J’ai été amené ce matin devant le Conseil des Sages. C’est ainsi qu’ils nommaient ceux qui allaient décider de mon sort.
22. Ils avaient l’air bien austère :
23. « Barham, vous êtes accusé d’avoir menti pour servir les intérêt de l’oppresseur. D’avoir trahi votre art pour le mettre au service d’un dictateur. D’avoir, par vos écrits, entretenu le Peuple dans la soumission. D’avoir, par ces mêmes écrits, relaté des événements que les faits et la raison réprouvent. Nous sommes ici pour juger de la valeur de telles accusations. »
24. Puis, sur un signe de tête de l’un des Sages, mon charmant hôte s’était avancé. Il avait sous le bras une pile de parchemins. Mes textes. Il en lut quelques extraits.
25. Incapable de laisser s’envoler un vers, il lisait comme un barbare mange.
26. Chaque fois qu’il l’estimait nécessaire — injure ! — il interrompait sa lecture pour la comparer avec des documents qui eux, semble-t-il, était indubitablement vrais.
27. J’ai subi le massacre de mes Poëmes (ndt : l’orthographe vieillie tente de retranscrire le mot Shuta dans le texte original, déformation de sota (poème) ) de l’aurore au zénith.
28. À ce moment, le Conseil des Sages s’est retiré, et mon dénonciateur et moi même avons été emmenés dans la salle qui domine la grand place, pour manger avant que ne recommence mon procès.
29. Il faut dire que beaucoup de ce que l’on m’a reproché ce matin était vrai. Du moins, cela aurait pu être considéré comme vrai. Cela a été présenté d’une manière que je n’avais jamais envisagée.
30. Je le jure, jamais je n’avais à l’esprit les intentions que l’on m’a prêtées ce matin.
31. Je quittai ma rêverie.
32. « Mais laissons là notre querelle, voulez-vous ? Ce sera au Conseil des Sages de statuer.
40. Je vous racontais une histoire bien plus passionnante sur les dieux. Où en étais-je ? Ah, oui…
41. De l’impensable union de Haqikana et Dorug naquirent les premiers héros, et le premier d’entre tous, Névisande, le légendaire.
42. Sur lui, les histoires les plus folles et les plus contradictoires sont racontées.
43. Il est dit de Névisande qu’il aida à l’unification et à la pacification des Terres Astrales.
44. Pourtant, dans la légende de la romance de Dorug et Haqikana, Névisande est un bourreau, assoiffé de sang.
45. Il a obtenu l’unité du continent au prix du massacre de milliers d’innocents.3
46. — Qu’ai-je à faire de tes fictions ? »
47. Je toisai de mépris l’importun.
48. « Il advint qu’un jour Névisande périt.
49. Des funérailles somptueuses furent préparées. Le monde retenait son souffle, nul ne savait quelle serait la postérité du héros.
50. D’aucuns clamaient que son nom brillerait au dessus de tout nom, que tous les peuples des Terres Astrales voueraient un culte à celui qui fut le père de ce monde. D’autres se rappelaient avec amertume les souffrances qu’il avait fait endurer, les horreurs qu’il avait perpétrées. Seuls les dieux pouvaient décider.4
51. — Assez ! lâcha celui qui avait fait de ma vie un enfer. Il est question de votre tête et vous restez ainsi de marbre, à siroter votre vin, à disserter de mythologies antiques dont tous ont perdu souvenance.
52. La peste soit de votre calme ! »
53. Peut-être était-ce cela. Peut-être voulait-il tout simplement me voir ramper à ses pieds, implorer son pardon, avouer mes crimes abjects.
54. J’ai perdu le goût des aveux, il y a bien longtemps.
55. « Il faudra vous défendre dans quelques heures, j’espère que vous aurez mieux à offrir au Conseil des Sages que la fable d’un héros oublié (ndt : « raman fram » dans le texte original, allitération difficilement traduisible en conservant le sens). »
56. Il avait lâché cette phrase sans aucun regard pour moi et faisait désormais les cents pas.
57. Un héros oublié.
58. Le mot faisait mal. Je m’étais bien habitué à ce regard de mépris que tout le monde me jetait quand je parlais des dieux.
59. Je ne faisais guère plus attention à ce petit sourire narquois qui hurle que je suis fou, qu’il est inconcevable de croire aujourd’hui aux divinités, que la raison seule règne désormais.
60. Qu’on ne les honore plus, soit ! Mais qu’on les oublie, je ne m’y résoudrai jamais.
61. Ma décision était prise. Je quittai la pièce d’un pas vif.
62. Mon détracteur fit un mouvement pour s’interposer.
63. Je vis bien la perplexité des deux gardes lorsque je passai l’embrasure. Mais, ne pouvant se résoudre à me rejeter de force dans le parloir, il me suivirent de près. La main sur le pommeau de leur épée.
64. Après la multitude de couloirs, nous arrivâmes enfin devant les anciens appartements royaux, où le Conseil des Sages avait établi ses quartiers.
65. Les deux molosses qui en gardaient l’entrée furent moins hésitants que mes geôliers.
66. « Qui va là ?
67. — Vous savez très bien qui je suis. Je demande audience privée avec le Conseil. »
68. Je m’étais époumoné en répondant. Grand bien m’en avait pris, car on m’avait déjà traîné sur la moitié du couloir quand la porte des appartements royaux s’ouvrit et que l’ordre fut lâché, impérieux :
69. « Laissez-le entrer. »
70. Je me débarrassai de mes gardes avec vivacité et m’avançai vers la voix d’un pas déterminé.
71. Quelques instants plus tard, j’étais face à eux, le regard froid.
72. « Pourquoi cherches-tu à nous entretenir ?
73. — Car je ne veux pas être un murmure. Je sais bien ce que veut mon détracteur. Il veut ma mort car j’ai menti, car j’ai fait de ma vie une ode au mensonge.
74. Je ne crains pas la mort. Mais si je meurs ainsi c’est l’oubli qui me guette.
75. D’abord je serai honni, puis on murmurera mon nom comme on parle à voix basse des terreurs d’antan. Après je ne serai plus qu’une rumeur avant de disparaître. C’est cela qui m’effraie.
76. — Tu avoues donc ta faute. »
77. C’est là que les choses devenaient difficiles. Alors que je rassemblais mes esprits pour répondre, la phrase de mon accusateur brûlait ma mémoire. Un héros oublié.
78. J’aime mes dieux mais je ne veux pas partager leur sort. Que le Peuple les fasse périr, les effacent, je l’aiderai s’il le faut, mais mon souvenir est ce qui m’est le plus cher.
79. Pour celui qui recherche la Vérité, il n’y a point, il n’y aura jamais d’immortalité. Sa personne s’efface devant sa découverte.
80. Dans mille ans, on ne se rappellera plus d’Elmi qui étudia les astres, on se rappellera seulement que seule une étoile est fixe dans le ciel. 81. La Vérité ne sert qu’elle même. On ne la révèle pas. Elle s’expose au monde. Prétendre le contraire c’est mentir.
82. Le mensonge sert le menteur.
83. « Peut-être, mais je viens surtout, une fois n’est pas coutume, dire la Vérité. Non pas la Vérité sur ce que j’ai fait mais sur pourquoi je l’ai fait et sur les conséquences de ce que j’ai fait.
84. Je n’ai pas menti au Peuple. Le Peuple m’a laissé lui mentir. Ce que je lui racontais lui plaisait.
85. Surtout, j’ai menti pour le Peuple (ndt : il est évident que les passages 77-85 et 88-95 ne doivent pas apparaître tels quels dans les lectures publiques. Il sera plus judicieux de montrer un Barham Yassine qui veut désormais servir la Vérité. La posture qu’il emploie n’est pas compréhensible pour un non initié).
86. Oh, bien sûr, tout le monde clame que la Vérité rend libre, c’est la devise de la Révolution. Il faut faire table rase des mensonges du passé, ouvrir la voie vers un avenir radieux.
87. Si c’est ce que vous souhaitez, très bien. Je vais vous dire les faits. Je vais révéler sous vos yeux la réalité magnifique des Terres Astrales.
88. Notre nation est ruinée. Les caisses sont vides. Pire encore, chaque année meurent les pauvres par milliers car nos cultures sont bien trop faibles pour les nourrir.
89. À l’est, un ennemi grandit. Des légions d’hommes en armes se regroupent pour se lancer à la conquête de notre patrie. Ils marcheront vers nous au solstice.
90. Voilà, la Vérité que vous recherchez avec tant d’envie. Elle tient en peu de mots. Elle annonce peu de bonnes nouvelles.
91. Mais vous voulez libérer le Peuple. Soit ! Voilà ce que je leur dirai dans quelques heures. Pensez-vous qu’ils seront ravis de l’entendre ? Pensez-vous que vous parviendrez à contrôler tout en même temps l’ennemi qui s’avance et votre population en proie à la panique ?
92. Ne préfériez-vous pas les magnifiques histoires que je racontais avant ? Ces récits épiques sur les dieux, sur les guerriers de naguère qui font la gloire de notre nation ?
93. Ne préfériez-vous pas quand je clamais à qui voulait l’entendre que la Raison et le Génie du Peuple des Terres Astrales5 (ndt : Yassine déforme ici le titre de son propre ouvrage Le Génie des Terres Astrales, approx. 492) sauraient triompher de tout ?
94. Le Peuple, lui, préférait cela. Il restait là, bien tranquille et sage. Il était patient et lent à la colère tant qu’on le divertissait. Et, alors que je faisais le pitre, le roi et ses généraux préparaient la guerre.
95. Le calme des foules était notre seul espoir. »
96. Des murmures inquiets s’élevaient alors que je clamais mon discours. Je ne m’en souciais guère.
97. « Mais grâce à vous la rumeur gronde. Le Peuple veut sa rétribution. Il voit la Justice comme des milliers de têtes tranchées, celles de ses oppresseurs.
98. Comment vous préparerez-vous au milieu de ce tumulte ? Vous ne tiendrez pas une semaine quand l’ennemi sera à nos portes et Charh tombera aussi bien des blessures qu’on lui porte que du mal qu’elle s’inflige. »
99. Je sondais mon auditoire. Tous échangeaient à voix basse, sauf le Grand Maître (ndt : il est probable que Yassine parle ici de Stada UJIN). Lui me regardait avec des yeux secs qui ne laissaient transparaître aucune émotion.
100. « Mais il n’est pas encore trop tard et je peux vous aider comme j’ai aidé vos prédécesseurs.
101. Faites cesser cette mascarade. Condamnez mon accusateur à ma place, que la foule ait tribut de son sang. Je ferai )mon affaire de justifier sa mort. »
102. J’attendais là, fébrile.
103. Mais la réponse ne vint pas.
104. Sur un indice de leur maître, les deux gardes me saisirent par les épaules et me ramenèrent au parloir, où je devais attendre mon sort.
105. On nous amena, mon détracteur et moi-même devant la salle du jugement. Alors que les portes s’ouvraient sur une foule dense, il se tourna vers moi.
106. « Une dernière parole, Maître (ndt : « Hadaw » dans le texte originel) Yassine ? »
107. Je répondis avec toute la certitude dont j’étais capable :
108. « Tout cela s’est passé il y a bien longtemps, mon ami.
109. Le jour de l’enterrement de Névisande, alors que la voix claire d’Haqikana criait au monde la Vérité sur son monstrueux fils, sur ses abjectes actions, le bruit sourd de la foule l’a interrompue.
110. Sur l’ordre de Dorug, une myriade d’âmes qui chantaient les louanges de Névisande la firent taire. Elle fut chassée des cieux.
111. Et ainsi commença l’éternelle guerre qui l’oppose à Dorug…
112. Par une défaite. »6
113. À peine eus-je le temps de finir ma phrase qu’un millier de bras se saisirent de mon détracteur et l’emportèrent au loin.
114. Montant sur l’estrade, je prêtai serment au Peuple et à sa Révolution.
Barham Yassine,
Écrivain-Serviteur de la Révolution
Notes :
1 YASSINE Barham, Le Silence des Âmes, trad. AKU Mitar, « Doruq et Haqikana », approx. 945
2 Probablement YASSINE Barham, Que brûlent les nuées, trad. AKU Mitar, approx. 951
3 YASSINE Barham, op. cit., « Névisande »
4 Ibid.
5 YASSINE Barham, Le Génie des Terres Astrales, trad. AKU Mitar, approx. 942
6 YASSINE Barham, op. cit., « Névisande »
Pour une étude approfondie des questions philosophiques sous-jacentes voir : AKU Mitar, « L’impossible victoire de Dorug », 1213