La Rumeur

Adèle Cliqueteux

Elle lève son col de manteau, enroule deux fois son écharpe autour de son cou  et s’apprête à sortir. La pièce est en ordre, rien à redire. Elle attrape la poignée, la  tourne, tire la porte. Ultime contrôle pour vérifier que tout est à sa place : elle peut  enfin y aller. Alors qu’elle avance, son reflet dans le miroir de l’entrée la surprend. Sa  tenue est impeccable et parfaitement ajustée. Mais qu’est-il arrivé à ses jolies taches  de rousseur ? Quelque chose a changé. Elle les compte : cinquante-sept, le compte  est bon. Cependant celles-ci sont comme éteintes… Bien entendu, on les voit encore  ; pourtant, elles sont comme affadies. La jeune fille espère que personne ne  remarquera ce subtil changement sur son visage… Irrationnellement, elle a peur que  quelqu’un s’aperçoive de quelque chose, peur d’être observée. Pourtant, cette idée  n’est pas totalement pour lui déplaire. 

Voir ses taches pâles la plonge dans une profonde nostalgie. Elle a toujours  aimé la manière dont, l’été, lorsque le soleil teint sa peau d’un hâle léger, ses petites  taches ressortent et se font particulièrement visibles. Elle repense à cet après-midi  d’été où, après être rentrée de balade, six nouvelles taches étaient apparues sur ses  joues. Ces quelques taches, c’était certain, n’avaient jamais été présentes sur ses  pommettes auparavant. Ce changement aurait été imperceptible pour une autre  personne, mais pour elle, cet évènement était bouleversant. Cette balade avait eu  lieu durant la journée la plus chaude de l’été, vers le milieu du mois d’août. On était  déjà au début de la fin des vacances… Elle avait alors compté qu’il lui restait  exactement huit jours avant de rentrer de ses congés. Huit jours… Elle trouvait cela  surprenant, cette manière de ne pas savoir profiter d’une journée de répit sans  compter le temps qu’il lui resterait encore. 

Huit petits jours avant d’affronter de nouveau sa vie, de revenir à ce qu’elle avait  toujours vécu, c’est-à-dire une vie fade et sans relief. Cette vie en était-elle vraiment  une ? Ces vacances n’avaient été qu’une courte distraction dans un océan d’ennui.  L’été fini, sa langueur avait même emporté ses taches de rousseur. Ces jolies taches  étaient pourtant sa seule source de fierté ; désormais, plus aucune de ses  particularités ne saurait attirer l’attention. 

Dans l’entrée, elle contemple précautionneusement son reflet dans le miroir, à la  recherche des taches évanouies. Son visage a toujours été assez banal, mais depuis  quelque temps un voile de fatigue s’y est ajouté. La lassitude est si forte qu’elle ne  sait ni comment affronter cette journée ni ce qui lui arrive. Elle se met finalement en  route pour sa visite médicale. Elle compte ses pas en descendant les cinq marches  qui la séparent de la rue. Dans la précipitation, elle tourne à gauche au lieu de  tourner à droite puis, par peur que quelqu’un ne l’aperçoive, prend un détour pour  revenir discrètement sur ses pas. Elle tourne à gauche, puis encore à gauche, afin d’éviter des regards narquois et inexistants. Elle n’est le sujet d’aucun commentaire  ni d’aucune critique, et pourtant ne peut s’y résoudre ni s’en convaincre. Elle ne peut  s’empêcher de scruter les passants pour voir s’ils l’ont remarquée. 

Elle est revenue du bon côté et avance cette fois dans la bonne direction. En  passant devant le fleuriste, les bouquets captent son attention pour un instant. Vingt quatre œillets sont dans le vase juste sous ses yeux. Elle n’en n’achète pas et n’a  aucune raison valable de s’attarder plus longtemps, si ce n’est pour écouter les  conversations des clients qui attendent leur tour. Ses jambes battent le pavé avec  empressement. Prendre le métro ou continuer à pied ? Cela revient au même, le  temps de trajet est de quatorze minutes dans les deux cas (elle l’a chronométré trois  fois). De loin, elle remarque une personne qu’elle a déjà croisée mais qui ne la  reconnaît pas. La colère monte sans motif raisonnable, peut-être simplement parce  qu’elle ne sait pas quelle route prendre. Elle fait un détour le temps de prendre une  décision : le chemin sera finalement fait à pied. Rongée par l’énervement, elle se  dirige rapidement vers son lieu de rendez-vous en évitant les lignes sur le sol. 

Elle passe par le parc. Pour ne pas se laisser avoir par l’ennui qui la guette, elle  a pris l’habitude d’aller se balader. Il existe une autre solution ; écrire. Non pas pour  écrire en soi, mais simplement pour retracer ses rencontres… Les inconnus lui  racontent leurs vies sans même s’en rendre compte. Souvent, au parc, elle entame  la conversation avec le premier venu. Elle retourne ensuite chez eux juste une ou  deux fois afin de glaner toutes les informations possibles sur leur vie. Tous les détails  sont notés ; le nombre de coussins sur le canapé, le motif des assiettes et le bruit  que fait la porte en s’ouvrant. Mais surtout, elle consigne leur peines de cœur, leurs  coups bas et autres intrigues personnelles. Elle se félicite d’avoir su se tenir à l’abri  de pareilles manigances. Pourtant, ces histoires sont conservées scrupuleusement,  en les écrivant le soir et en se remémorant les plus petites anecdotes. Ils sont  choyés comme des trésors qu’il faudrait protéger à tout prix. Elle aime ces morceaux  de vie et leur côté subversif. Pour sa part, elle n’a rien à cacher, pas le plus petit  mensonge qu’une autre personne ne sache tout aussi bien. Les gens lisent en elle  comme dans un livre ouvert… 

Marcher le long des quais la calme ; l’eau coule doucement et la surface de l’eau  est légèrement troublée. Les enfants se bousculent autour d’elle mais leur présence  est irritante. Renfermée sur elle-même, elle se sent plus seule que jamais. Alors, la  cadence de la marche ralentit… jusqu’à ce que la rage disparaisse tout à fait de son  esprit. Elle avance si lentement qu’elle finit par s’arrêter, submergée par une fatigue  soudaine. En espérant que personne ne l’ait vue, elle guette les passants et reprend  sa route. La colère laisse place à un immense calme. Presque arrivée à destination,  il ne lui reste que quelques dizaines de mètres. Elle est finalement en avance et  refait le tour du parc pour ne pas attendre seule.

Enfin, elle est devant la porte de son médecin à l’heure convenue. Les rapides  regards des passants brûlent son visage. Vite, elle rentre par l’immense porte  cochère. Monte. Redescend quelques dizaines de minutes plus tard. Elle venait  simplement chercher la validation que tout allait bien, que sa fatigue n’était que  passagère. Mais elle vient d’apprendre que des cellules se multiplient depuis  maintenant quelques mois dans son corps de jeune femme. Irrémédiablement, les  cellules se reproduisent en elle à une vitesse telle que même la jeune fille ne pourrait  suivre leur nombre. Pour la première fois de sa vie, le contrôle lui échappe. 

Pourtant, paradoxalement, elle ne se sent plus seule. Désormais, une présence  l’accompagne et la rend invincible. Sa vie ne se limite plus aux nombres de pas qui  la séparent de la boulangerie ni à la couleur de ses taches de rousseur ; il se passe  enfin quelque chose dans sa vie qui mérite d’être raconté. Immobile, les gens la  regardent mais cela ne la touche plus. Après une courte pause, elle repasse devant  le parc pour prendre le chemin du retour, un sourire sur le visage. Ce soir, lorsqu’elle  rentrera, elle sera enfin la protagoniste de ses carnets.

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