TROISIÈME PRIX DU JURY
« Calme-toi, ma morue, faut pas faire d’bruit. Faudrait pas qu’le gibier s’échappe.
— Mais Papy…
— Quoi, Papy ? Allez, bouge tes guiboles. C’pas parce qu’on a un accord d’paix avec les goules qu’y faut qu’on traîne. Elles peuvent changer d’avis là-d’ssus.
— Je suis fatigué…
— P’têtre, mais les goules n’aiment pas qu’on abîme leur potager. Couper à travers champs, ok, mais par les testiboules de Merlin, faut s’bouger.
— Qu’est-ce qu’il se passe si je dis que je veux plus bouger ?
— Eh bien sinon…
— C’est bien ce que je me disais. C’est du flan. Et moi je suis fatigué.
— Écoute, p’tit gars, on sort d’là avant qu’les goules nous bouffent le cul à la béchamel, puis on discute.
— Le fusil est trop lourd.
— Port’le plus haut. Allez, c’est bien, r’garde, y’a le portillon. Les goules ont la main verte, mais mauvais caractère.
— Le fusil est trop grand, Papy. Je n’y arrive pas.
— Comment ça, il est trop grand ? Parc’qu’y a un âge pour la chasse ? Queue de chatte et fanfreluches ! Dépêche-toi d’sortir du potager ou j’te f’rai décoller à coup d’pieds dans l’cul. Me dis pas qu’ton père t’a collé ses idées d’âge légal pour porter un fusil.
— D’accord, d’accord. C’est bon, j’ai fermé le portail. Maintenant, on va où ? J’ai mal aux jambes.
— On avance ! On a quitté les goules, mais on n’est pas rendus. On s’posera quand on aura réussi à tirer l’gibier. T’vois l’chemin ?
— Non, Papy.
— Beh, c’normal, y’en a pas. C’pour ça qu’on a plus d’chance d’y trouver d’la margoulaille décente.
— De la quoi, Papy ? Mais on risque pas de se perdre ?
— Chut, j’te dis ! Une vraie pipelette, j’vous jure. Tiens, t’veux de la prune de Mamie ? Ça va t’refaire les jambes et ça t’baissera le volume. Un bib’ron t’ça, ça t’refais un homme.
— Papy, j’ai huit ans. Je veux pas faire de l’alcoolisme infantile. Et Papa a toujours dit que la prune, c’est quand je comprendrai ce que les trucs d’adulte veulent dire.
— Quels trucs ?
— Les machins avec les filles nues au kiosque du village. Celles que tu regardes à chaque fois.
— Bon, bon… Ton père est un froussard, oui. Allez, tant pis pour toi, j’prends une goutte et on avance.
— Dis, Papy ?
— Quoi encore ? On a fait deux pas, et v’là que tu reviens m’tenir l’train !
— Comment on reconnaît une rumeur, Papy ? Le gibier qu’on doit chasser ?
— Une rumeur, c’pas compliqué. T’vois les écureuils ?
— Oui.
— Un écureuil, ce n’est plutôt pas trop con.
— Oui. Ils sont sympas. J’aime bien discuter avec eux de la physique quantique appliquée à la gravité.
— Un kyste quante ? Du thé ? Ton père t’met vraiment d’drôles d’idées dans la caboche. La rumeur, c’t un oiseau qu’est pas un écureuil.
— Ah ?
— La rumeur, ç’dit des trucs vrais puis des choses fausses. C’bavard comme pas permis. Un peu comme toi.
— Et ça ressemble à quoi ?
— Ça change tout l’temps.
— Mais c’est méchant de tuer un oiseau quand même. Je veux pas lui tirer dessus, moi.
— T’es une p’tite andouille. Une rumeur, ça ne meurt pas. Tout c’que tu peux faire, c’est lui faire baisser l’volume.
— Alors pourquoi on a pris des fusils ?
— Parc’qu’on est sur la zone des crustacés et qu’les crabes géants, c’pas d’la rigolade quand tu tombes d’ssus. Mais ça fait d’bons surimis, certain, pour sûr ! Meilleurs qu’les goules, oui.
— Mais on doit pas chasser la rumeur alors ?
— La rumeur, c’pas t’jours mauvais. Elle fait passer des infos. Elle est partout sur l’territoire, faut s’en méfier. C’t un piaf ni bon ni méchant. Faut juste savoir trier c’qu’elle sort pour mieux garder l’mises en garde et les leçons à tirer.
— J’aime pas quand tu réponds pas à mes questions… Et puis je suis fatigué. Le fusil sert à rien et on va pas chercher de la viande. Je comprends pas ce qu’on fait là.
— On va entret’nir la rumeur. Voir où elle en est. Si y’a pas trop d’conneries qui s’baladent dans son gosier, parc’que sinon, ça risquerait d’se répandre. Et là, oui mon gars, là, ça s’rait une bien belle cata. La rumeur, ça se surveille.
— Elle nous veut du mal alors.
— Pas plus qu’ta mère pas moins qu’ton père. Faut s’en méfier, pour sûr !
— Mais ?
— Si t’sais la r’connaître à sa valeur, tudieu, tu peux d’venir le roi du monde.
— Je veux pas devenir roi. Je veux rentrer. Y’a de la tarte aux mûres à la maison. Et des écureuils.
— Décidément, t’comprends rien à rien. On s’occupe d’la rumeur, et t’vas t’la manger ta tarte.
— Sois pas méchant, sinon je pleure.
— Soyez grand-père, qu’y disaient. Ça vous f’ra du bonheur. Au lieu d’ça, je sers de nounou à un vermisseau impatient. J’savais qu’j’aurais dû faire éviter t’faire des gosses.
— J’ai pas demandé à ce que tu sois mon grand-père.
— Eh ben faut croire qu’on est coincés. Alors t’vas m’faire le plaisir de t’bouger les miches, qu’on dégage d’chez les crustacés.
— D’accord, mais je dirai tout à papa.
— Ben tiens, balance-moi au chiard qu’j’ai torché, ça m’fait peur. Bon, au moins tu r’marches, comme quoi, faut pas être l’Messie pour t’sortir d’la paralysie.
— C’est parce que t’as pas l’air content.
— Allez, chut maint’nant. R’garde, tu vois ces mots, là ? Dans les sillons ?
— Oui ! Ils sont tous petits. Oh, ils sont chauds dans les mains, Papy !
— C’est la rumeur qui s’répand. On est sur la bonn’piste.
— Ça se refroidit déjà…
— La rumeur est brûlante. Quand ses mots s’refroidissent, elle les perd. C’comme des plumes.
— Je voulais en rapporter à la maison, moi, un mot…
— J’te rassure, si t’veux voir des mots, attends d’voir la rumeur apparaître.
— Mais c’est un oiseau, non ?
— Et quel oiseau ! Oh, bouge plus ! Chut !
— Qu’est-ce qu’il y a, Papy ?
— Tais-toi, t’vas lui faire peur !
— C’est elle là-bas ! Papy, je la vois ! Elle est là ! Elle est là !
— Arrête d’crier, bon sang d’bois ! Ah, regarde, de ta faute, elle s’envole ! J’vais d’voir revenir d’main !
— Elle courait. Maintenant, elle est si haut dans le ciel… »