Marie-Bénédicte Schneider Maunoury
Émilie ouvrit les yeux. Elle avait froid. Elle se pelotonna un peu plus sur elle-même, essayant de chercher au plus profond de sa chair, dans le moindre interstice, le plus petit repli de sa peau, cette chaleur qui lui manquait tant. Autour d’elle, il faisait noir, tout était silencieux. Seul un ronronnement régulier parvenait à ses oreilles. Émilie se demanda quelle heure il pouvait bien être. Elle était dans un de ces états semi-conscients qui invite au sommeil, ou bien précède le réveil. Ses paupières étaient lourdes, et Émilie aurait bien souhaité s’abandonner à l’inconscience, mais des frissonnements la tiraient régulièrement de sa torpeur. Un réflexe très naturel : son corps cherchait lui aussi une source de chaleur, et à défaut de pouvoir la trouver à l’extérieur, il tentait de la produire lui-même. Malheureusement ces spasmes n’avaient pour d’autre effet que de secouer son pauvre corps endolori par la position inconfortable dans laquelle elle se trouvait. La douleur la tirait des bras de Morphée, où elle souhaitait pourtant se réfugier.
Dans un soupir de résignation, la jeune femme referma les yeux. Le sommeil finirait par venir, il finissait toujours par venir. La fatigue est toujours la plus forte, et au bout du compte, elle parvient à surmonter tous les tracas, les désagréments, les inconforts. Pour aider son esprit à s’abandonner au sommeil, Émilie avait l’habitude d’imaginer des mondes lointains, des scénarios fantastiques et des personnages rocambolesques et réconfortants qui coloraient ses nuits de mille nuances de douceur. Mais ce jour-là, ses pensées ne semblaient pas vouloir quitter le monde du réel, et s’acharnaient malgré ses efforts à retourner sur leurs pas pour explorer les chemins passés parcourus par Émilie. Une question l’obsédait, entêtante, comme une ritournelle que l’on fredonne malgré soi.
Comment en était-elle arrivée là ?
***
Deux ans plus tôt, une jeune fille à peine majeure, brune, maigre, timide et gauche franchit les portes de l’université. Pour l’occasion, Emilie avait tenté de se déguiser en adolescente comme les autres, mais son vieux sac usé et son jean rapiécé avaient du mal à faire illusion. Une sensation de vertige prit la jeune fille lorsqu’elle découvrit ce bâtiment immense dans lequel entraient et sortaient des groupes d’étudiants animés par des bavardages, des rires, des bousculades et des chamailleries… Une angoisse terrible saisit brusquement Emilie lorsqu’une petite voix s’éleva et lui asséna qu’elle ne pourrait jamais s’intégrer à ces bandes d’étudiants. Le murmure chantonna que sa place n’était pas ici et que tout le monde le voyait. Heureusement, une tornade rousse vint à son secours et détourna l’attention de la jeune fille de ce sifflement désagréable. Claire, son amie de toujours, l’appela de loin et se dirigea vers elle en courant. Les deux jeunes filles s’étreignirent, heureuses de se retrouver après ces trop longues vacances. Afin d’éviter à tout prix leur séparation, Emilie avait tout fait pour intégrer la même université que sa meilleure amie, même si cela l’avait obligée à quitter sa ville natale. Ses parents lui avaient d’ailleurs bien fait sentir qu’elle leur avait ainsi imposé un lourd fardeau, mais elle n’en avait pas démordu. Impossible de penser à commencer sa vie d’adulte sans Claire, son amie, sa confidente, le pilier sur lequel elle s’appuyait et à l’ombre duquel elle se réfugiait lorsqu’elle ne se sentait plus le courage de faire face aux tourbillons de sa vie.
Une fois encore, lors de cette rentrée, Emilie laissa Claire prendre en main leur intégration. Lors du premier cours, elle se lia très vite d’amitié avec leur voisine de table. Emilie observa avec admiration le babillage de Claire qui leur permit, à l’issue du cours, d’être invitées à la soirée qui devait se dérouler quelques heures plus tard avec d’autres étudiants de tous âges. « C’est le meilleur moyen de s’intégrer ! » Se vanta ensuite Claire en repoussant avec fierté une de ses lourdes boucles rousses par-dessus son épaule.
Mais la petite voix ne se tut pas.
La soirée se déroula pourtant le mieux du monde ; c’est du moins ce qu’avait conclu Claire à son issue. Et Emilie fut bien obligée de reconnaître que tous les participants avaient été charmants avec elles. Enfin, charmants avec Claire surtout, dont l’énergie avait depuis toujours captivé ceux qui la rencontraient, et qui se sentaient presque immédiatement attirés vers elle, comme des insectes attirés par la lueur d’une lampe flamboyant comme le soleil. Emilie quant à elle se comparait plutôt au nuage chargé de ternir l’éclat trop aveuglant de cette lumière, afin de la rendre plus supportable. Mais cela lui suffisait. Elle n’était pas sure qu’elle aurait apprécié être au centre de l’attention.
C’est ainsi qu’Emilie et Claire commencèrent leur vie étudiante. Une vie des plus banales, presque clichée : les cours, les devoirs, les amis, les soirées… Les deux jeunes filles faisaient tout ensemble, et elles se complétaient bien : Claire encourageait Emilie à sortir, à faire des rencontres, et s’assurait que son caractère réservé ne la tienne jamais à l’écart. Emilie quant à elle veillait au bon déroulement du cursus universitaire de Claire, qui avait tendance à reléguer les études au second plan, tant elle s’épanouissait dans ses activités sociales. D’un point de vue extérieur, ces demoiselles vivaient donc la parfaite vie d’étudiantes et elles semblaient universellement appréciées dans le campus où tout le monde parlait d’elles avec éloge.
Mais la petite voix se faisait de plus en plus insistante.
Emilie allait de soirée en soirée, poussée par Claire, qui semblait ne jamais se lasser de nouvelles rencontres. Elle tâchait de faire bonne figure et de paraître enjouée devant son amie qui s’amusait tant. Pourtant la brunette regrettait les longues soirées en tête-à-tête qu’elle avait pu passer avec sa meilleure amie. Pendant longtemps, leur passion avait été d’organiser des soirées films où elles projetaient des « nanards » et se gavaient de chocolat en se moquant des jeux d’acteurs, des décors et des effets spéciaux. Ce temps-là était révolu, elles n’en avaient plus l’occasion. Evidemment, Emilie savait que Claire accepterait sans hésitation de libérer une ou deux soirées pour les passer plus calmement, mais elle ne pouvait se résoudre à le lui demander devant l’enthousiasme de la rouquine à chaque nouvelle occasion de sortir. Elle s’adaptait donc, et accompagnait docilement Claire dans les nombreuses soirées que celle-ci parvenait toujours à infiltrer.
C’est lors d’une de ces soirées qu’Emilie rencontra Martin. La jeune fille était assise sur le canapé, non loin du groupe au centre duquel Claire animait la discussion. Emilie jouait avec une mèche de cheveux en réfléchissant à son emploi du temps. Ses parents lui avaient fait savoir qu’il serait bon qu’elle prenne un emploi à mi-temps afin de les aider à subvenir aux besoins engendrés par sa scolarité loin du foyer familial. Malgré l’austérité de la pension que ses parents lui allouaient pour vivre et la modestie de la chambre qu’elle louait dans un appartement presque délabré, ces frais étaient difficiles à assumer pour sa famille. Malgré sa bourse d’étude et les ménages de sa mère, qu’elle avait commencés pour compléter le maigre salaire de son père, ouvrier agricole, ils parvenaient à peine à boucler les fins de mois. Il était donc urgent qu’Emilie les déchargeât autant qu’elle le pouvait de la charge financière qu’elle constituait afin de permettre à ses petits frères et soeurs d’accéder à un meilleur confort de vie.
Emilie réfléchissait donc aux différentes options qui s’offraient à elle, et la meilleure manière de les intégrer à son emploi du temps lorsqu’une voix grave la tira de ses réflexions en lui proposant un verre. La jeune fille releva la tête et vit, debout devant elle, un jeune homme, deux gobelets à la main. Ses yeux furent la première chose qui marqua Emilie. Ils étaient verts. Ce n’était pas un vert uni, ni un vert émeraude, mais plutôt un vert olive, qui tirait vers le gris sur les extrémités. Son regard, assuré mais amical, était surmonté d’une crinière brune, et son sourire engageant formait une fossette sur sa joue droite. Après les quelques secondes nécessaires pour sortir de ses pensées, Emilie le remercia, prit le verre et l’invita à s’asseoir à ses côtés.
Ce n’était pas la première fois qu’une telle chose se produisait. Emilie se pensait assez jolie, quoiqu’un peu maigre, et sa relation avec Claire encourageait les autres étudiants à l’approcher. Il n’était donc pas rare qu’un convive abordât d’Emilie pour lui faire la conversation. Celle-ci durait généralement quelques minutes, puis le convive s’apercevait que la jeune brune n’avait rien de la sociabilité de son amie, et préférait donc se détourner de cet échange terne pour se diriger vers les éclats de rire lumineux de sa comparse.
La petite voix, perfide, lui susurrait que c’était normal.
Cette fois-ci, cependant, tout se déroula autrement. Martin engagea la conversation mais au lieu de partir après quelques minutes, il s’évertua à faire parler Emilie de tous les sujets possibles, ne se lassant pas d’alimenter la conversation lorsque la jeune fille se taisait, ne sachant plus quoi dire. Etudiant en troisième année d’une licence de communication, il savait mettre son interlocuteur à l’aise et semblait avoir un don pour ponctuer la discussion de plaisanteries légères. Les deux étudiants parlèrent ainsi de tout et de rien, et pour une fois, ce fut Claire qui vint chercher Emilie pour rentrer chez elles. Martin tint à ce qu’Emilie ne parte pas avant de lui promettre de déjeuner avec lui dans les jours suivants, et il lui demanda son numéro de téléphone.
Sur le chemin du retour, Claire ne tarit pas de commentaires sur cette rencontre. D’après elle, c’était le destin qui les avait fait se rencontrer. Martin était un étudiant connu sur le campus pour être très présent dans la vie étudiante et il était apprécié de tous. Investi dans plusieurs associations, il avait la réputation d’être très généreux et d’avoir à cœur de s’assurer que tous ceux qu’il croisait étaient heureux. Sa famille tenait une boulangerie réputée dans la ville, et il profitait de leur relative aisance pour venir en aide aux plus démunis. « En plus d’être beau garçon, c’est ange tombé du ciel ! » Conclut Claire. Le pauvre n’avait pourtant pas de chance en amour, car on racontait que toutes ses précédentes copines l’avaient plaqué et s’étaient enfuies dans d’autres villes en le laissant le cœur brisé. Selon Claire, c’est qu’elles ne supportaient pas son succès et ne pouvaient pas se retenir d’être jalouses. « Bon débarras ! Ça te laisse tout le champ libre » ajouta-t-elle avec un clin d’œil en poussant son amie du coude. Emilie bénit l’obscurité de la nuit, car grâce à elle son amie ne l’avait pas vue rougir.
Martin et Emilie s’étaient donc revus deux jours plus tard, et leurs rencontres se multiplièrent rapidement.
Emilie intégra petit à petit la bande d’amis de Martin et très vite, la rumeur courut qu’ils sortaient ensemble. Emilie flottait sur un petit nuage. Martin était doux et attentionné envers elle. Il l’invitait souvent à venir avec lui à diverses soirées, mais il savait préserver les moments de calme dont Emilie avait besoin. Ils se retrouvaient alors tous les deux chez lui, dans le confortable appartement que ses parents lui avaient acheté juste au-dessus de la boulangerie familiale. Là ils regardaient des films, discutaient ou passaient simplement du temps ensemble, à lire ou faire leurs devoirs. Emilie voyait moins souvent Claire, mais cela ne posait pas de problèmes à son amie, qui se réjouissait de la voir s’épanouir ainsi, et avait bien senti que son rythme social ne lui correspondait plus. Elles veillaient cependant à continuer à se voir dès que possible.
La vie d’Emilie était donc idéale. Et on la félicitait souvent dans son entourage d’avoir réussi à construire un équilibre parfait entre ses études, ses amis, son petit-ami et ses soirées.
La petite voix fut enfin réduite au silence.
Un mois après le début de leur relation, Martin lui proposa de venir habiter chez lui. Emilie était d’abord hésitante, car elle craignait que ce ne fût prématuré. Puis, encouragée par Claire, elle se dit que ce serait le bon moyen d’alléger ses parents du poids d’un loyer, Martin refusant de lui demander un quelconque loyer. « Je préfère ça plutôt que te voir moins souvent parce que tu dois travailler pour gagner de l’argent. » disait-il. Emilie s’était donc laissé convaincre et avait emménagé chez lui.
A partir de ce moment-là, tout commença à changer.
Les premières semaines après son installation, Emilie avait la sensation de vivre un rêve éveillé. Elle avait la douce sensation de former un couple fusionnel avec Martin, et leur cohabitation avait pris des allures de lune de miel. Pourtant, petit à petit, les attentions que Martin avait pour elle s’estompèrent, et laissèrent place à une certaine sévérité. Le jeune homme insistait pour connaître avec précision l’emploi du temps d’Emilie : ce qu’elle faisait, avec qui elle le faisait, et quand elle serait de retour à l’appartement. Au début, cela n’inquiéta pas la jeune fille qui pensait simplement que son petit-ami s’intéressait à elle, et se préoccupait de la savoir en sécurité, surtout lorsqu’elle sortait avec Claire. Elle se contentait donc simplement de rassurer Martin, et pour lui faire plaisir, acceptait de rentrer plus tôt que ce qu’elle avait initialement prévu.
Mais avec le temps, ses questions se firent plus autoritaires. Martin estimait parfois qu’Emilie était trop souvent sortie avec Claire dans l’espace d’une semaine, et qu’il était préférable qu’elle restât avec lui. Dans ces moments-là, Emilie essayait de le raisonner. « Tu n’as plus envie de passer du temps avec moi, c’est ça ? » Répondait-il alors, la mine abattue. Martin affichait dans ces moments-là une moue qui faisait fondre Emilie, et elle n’avait dès lors plus qu’une idée en tête : faire revenir sur le visage de celui qu’elle aimait la charmante fossette qui le caractérisait si bien. Elle ne pouvait pas supporter de voir ses yeux verts, habituellement si joyeux, teintés d’une lueur triste. Emilie acceptait alors d’annuler ses plans, et de rester auprès de Martin. Pour se faire pardonner, elle lui cuisinait un de ses plats favoris. Ainsi réconciliés, ils le dégustaient ensemble en parlant de tout et de rien. Lorsqu’un jour, Emilie parla de ces disputes à Claire, celle-ci secoua la tête, désolée : « Il doit avoir été marqué par ses précédentes histoires… Son amour propre s’est fragilisé et il faudra être patiente pour qu’il reprenne petit à petit confiance en lui. »
Emilie avait donc patienté.
Mais le comportement de Martin ne fit qu’empirer. Il exigeait de plus en plus d’elle qu’elle s’occupât exclusivement de lui. Elle devait préparer les repas, s’occuper du ménage, de ses vêtements et du soin général de la maison. Elle devait également être toujours disponible pour s’occuper de lui, même si c’était au détriment de ses études. Lorsqu’Emilie lui avait fait remarquer qu’elle devait, elle aussi, avoir du temps pour elle, ne serait-ce que pour s’assurer de ne pas redoubler son année, Martin s’était énervé : « Déjà que je t’héberge gratuitement, tu ne pourrais pas faire des efforts ? Toi aussi tu vis dans cet appart ! Sans toi, il serait d’ailleurs moins sale. » Emilie n’avait su quoi répondre. Elle se dit qu’il avait raison : il la logeait gratuitement, et ne lui demandait rien d’autre en retour que des actions qu’elle aurait de toute façon effectuées si elle avait été dans son propre logement.
La vie suivait ainsi son cours, et Emilie progressait dans ses études. Elle avait un peu de mal à cause de son nouvel emploi du temps, mais Claire l’aidait. Emilie ne sortait plus guère sans Martin, à des soirées organisées par ses amis à lui. L’amitié entre les deux jeunes filles était toujours forte, mais elles sentaient que leurs chemins avaient commencé à diverger. Claire était toujours très active socialement, et s’investissait de plus en plus dans des activités associatives diverses et variées, allant d’ateliers de théâtre à des engagements bénévoles de soin aux personnes âgées, en passant par des cours de guitare et des actions politiques. Elle non plus n’avait plus beaucoup de temps, et la bibliothèque universitaire où elles se retrouvaient pour travailler était devenu l’un des seuls lieux où elles pouvaient encore se voir en tête-à-tête.
Pourtant Emilie redoutait de plus en plus ces réunions. Lorsqu’elles travaillaient ensemble, entourées par de nombreux étudiants, elle sentait les regards se fixer sur elle. « C’est elle la copine de Martin ? Sans blague ! Elle est beaucoup trop banale ! Elle a de la chance, il est bien mieux qu’elle… Tu penses qu’il a tenté le coup avec la jolie rousse à côté d’elle ? Il a dû se rabattre sur la brune après s’être pris un vent… » Elle faisait l’objet de beaucoup de commentaires qui étaient souvent accompagnés de rires moqueurs. Cette subite notoriété avait commencé lorsque Martin avait été élu président du conseil étudiant. Cette responsabilité avait fait exploser la popularité du jeune homme, déjà importante, qui était dès lors devenu une personnalité publique de premier plan dans le microcosme qu’était l’université. En tant que petite amie, Emilie fut placée elle aussi sur le devant de la scène, bien qu’elle n’eût jamais souhaité quoique ce soit de la sorte.
Et la petite voix revint.
A cause de ses nouvelles responsabilités, Martin multipliait les soirées. Il emmenait souvent Emilie avec lui. En fait, il exigeait de l’avoir à ses côtés. « Tu comprends, j’ai besoin de sentir que tu me soutiennes… Et de quoi je vais avoir l’air si ma propre petite-amie refuse de venir avec moi ? » Mais lorsqu’Emilie insistait pour rester à l’appartement, car elle avait besoin d’une soirée calme, il s’énervait, et si elle parvenait à ne pas céder, il la laissait alors seule et partait, non sans lui avoir fait sentir sa désapprobation. « T’es vraiment égoïste ! Après tout ce que je fais pour toi, t’es gonflée ! »
Un soir, alors que Martin était parti pour une soirée organisée par la troupe de théâtre de Claire, celle-ci appela Emilie, restée à l’appartement. « Emilie ? Où es-tu ? Je viens de croiser Martin… Il était un peu éméché… Quand je lui ai demandé où tu étais, son visage s’est fermé et il m’a répondu que tu n’avais pas voulu venir… Qu’est-ce qui se passe ? Tu avais pourtant l’air bien quand on s’est vues hier… Un peu fatiguée peut-être… Enfin bref : le pauvre doit avoir l’impression que tu le délaisses. Il va finir par penser que tu ne veux pas être vue avec lui ! Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? Fais un petit effort… En plus, je te rappelle que ton Martin a beaucoup de succès, et si tu continues, il va finir par se faire pincer par une autre. D’ailleurs, je voulais pas te le dire mais… On raconte qu’il part souvent s’isoler avec Sarah, sa vice-présidente… Après c’est peut-être rien, ils doivent avoir beaucoup de choses à régler pour la fac… Mais bon… Fais gaffe quand même… Je ne veux pas te faire de la peine mais tu sais, une relation ça se travaille, et il faut apprendre à faire des concessions, tu ne penses pas ? Tu me déçois un peu sur ce coup-là. » Emilie n’avait pas su quoi répondre… Tout cela lui donnait mal à la tête.
La petite voix se mit à lui souffler qu’elle n’était qu’une égoïste. Qu’elle était nulle en relations.
Elle décida cependant de parler avec Martin. La dernière chose qu’elle avait voulu, c’était lui faire de la peine. Tout le reste de la soirée, elle réfléchit à ce qu’elle pourrait lui dire. Lorsque Martin rentra enfin, très tard dans la nuit, elle l’attendait. Elle se leva du canapé pour l’accueillir et lui demanda comment s’était passée sa soirée. Il lui répondit dans un grognement. Sa démarche était mal assurée, et il puait l’alcool. C’était habituel chez lui au retour de ce genre de soirée, comme ça l’était chez beaucoup d’étudiants du campus. S’armant de courage, Emilie tenta d’entamer la discussion, en commençant par s’excuser, puis en invitant son compagnon à parler de ce qui s’était passé plus tôt. Mais Martin ne semblait pas disposer à converser. Avisant la jeune fille, il s’approcha d’elle avec une lueur lubrique dans ses yeux verts, embués par l’alcool, et commença à l’embrasser avec une fougue croissante. Comprenant ce qu’il cherchait à faire, Emilie voulut se retirer de son étreinte et tenta de le raisonner. Ce refus énerva Martin, qui la poussa sur le canapé « Mais putain, quoi encore ? T’as pas envie ? Je te plais plus c’est ça ? Si tu m’aimes, tu devrais vouloir me faire plaisir ! On parlera demain si tu veux… Là j’ai envie de toi. Je respecte tes envies, tu devrais respecter les miennes ! » Emilie tenta de se relever, mais Martin se coucha sur elle, et la maintint. Fatiguée, vaincue, la jeune fille se laissa faire.
La petite voix ricanait.
Une routine s’installa peu à peu… Emilie et Martin allaient ensemble en cours, se retrouvaient lors des pauses, et une fois la journée finie, rentraient chez Martin. Parfois, Claire rentrait avec eux pour travailler aux côtés d’Emilie, mais de moins en moins souvent. Martin sortait souvent le soir. Il proposait parfois à Emilie, mais celle-ci acceptait rarement : elle ne se sentait plus à sa place lors des soirées. Martin ne réagissait plus. Il partait, et revenait des heures plus tard, ivre, ne demandant qu’à assouvir ses pulsions avant de s’effondrer d’un sommeil lourd dans le lit.
Emilie était de plus en plus malheureuse. Elle n’était pas sotte. Elle savait que ce genre de relation n’était pas normale. Mais elle se sentait perdue. Que pouvait-elle faire ? Quand, profitant qu’il soit de bonne humeur, elle essayait de parler à Martin de leur relation, il s’effondrait en pleurs devant elle, lui suppliant de lui pardonner. Il lui promettait alors de tout faire pour changer, de tout mettre en œuvre pour réparer ses failles et pour la rendre heureuse. Il la priait de ne pas l’abandonner, car il ne le supporterait pas. « Je t’aime tant, Em’. Je t’en supplie, reste auprès de moi… Si tu savais à quel point j’ai besoin de toi ! » Et Emilie cédait. A la soirée suivante, Martin recommençait. Il rentrait saoul et abusait d’elle.
La fin de l’année scolaire finit par arriver. Avec peine, Emilie réussit à valider sa première année, et Martin se vit offrir la possibilité d’intégrer le Master en Communication de leur université.
Le jeune garçon décida, cet été-là, de faire un stage à Paris afin d’acquérir plus d’expérience. Il proposa alors à Emilie de lui obtenir une place dans la boulangerie de ses parents, afin qu’elle puisse s’occuper durant l’été. Emilie accepta. Elle n’avait pas de perspective de vacances : Claire partait à l’étranger avec des amis pour un échange universitaire d’un an, et Emilie n’avait pas voulu l’accompagner. Martin s’y était opposé et de toute façon, elle n’en avait pas les moyens. Cette séparation avec Claire la peinait, mais leur relation n’était plus aussi fusionnelle qu’avant. Elle se retrouvait donc seule pour plus de deux mois, et plutôt que de ne rien faire, elle avait songé à trouver un emploi saisonnier, afin d’aider ses parents et de faire quelques économies. Ce que lui proposait Martin lui convenait bien. Elle avait même eu le droit de loger seule dans l’appartement au-dessus de la boulangerie, sans payer aucun loyer. La jeune fille avait donc accepté l’offre avec gratitude.
C’est ainsi que Martin partit un matin de juin. A son départ, il avait assuré Emilie de son amour inconditionnel et lui demanda de l’attendre en lui promettant que l’été, l’éloignement et le stage lui permettraient de mûrir et de devenir meilleur pour elle. La jeune fille lui promit, ne souhaitant assombrir leurs adieux par une discussion désagréable.
L’été se passa sans encombre. L’ambiance à la boulangerie était très bonne : les conditions de travail étaient agréables et les parents de Martin semblaient apprécier Emilie. Ils lui parlaient sans cesse de leur fils, de ses qualités et du beau couple que formaient les jeunes étudiants. Emilie souriait aimablement, n’osant les contredire. Du reste, comment aurait-elle pu leur parler du comportement inapproprié de leur fils ? Ses parents en auraient été peinés, ou ils ne l’auraient pas crue. Dans tous les cas, elle ne voulait pas risquer de gâcher sa relation avec eux, d’autant plus qu’ils étaient à la fois ses employeurs et ses logeurs.
« Et lâche, avec ça… » murmura la petite voix.
Le soir, Emilie se promenait dans les rues, s’installait dans l’herbe du parc voisin de la boulangerie et se détendait en regardant passer les nuages ou en lisant un livre. Elle appréciait ces moments solitaires, et redécouvrait le plaisir d’évoluer à son rythme. Martin lui envoyait régulièrement des lettres. Il avait préféré communiquer avec elle par lettres plutôt qu’en utilisant leurs téléphones, afin de cultiver par l’attente le romantisme et l’attachement de leur couple. Emilie avait accepté, cela lui convenait. Au fil des missives, la complicité et la tendresse qui s’étaient créées entre eux à leurs débuts mais qui s’étaient perdues au fil de l’année précédente semblèrent se renouer.
A la fin de l’été, Emilie s’était sentie à nouveau pleine d’énergie. Martin lui manquait. Grâce à leurs échanges épistolaires et aux nombreuses discussions qu’elle eût avec les parents du jeune homme, elle avait redécouvert toutes les qualités qui l’avaient séduite chez son compagnon. Elle était persuadée que cette coupure leur avait été bénéfique et qu’elle leur permettrait de revenir sur des bases saines et de reprendre la construction de leur couple. C’est donc avec impatience qu’elle vint accueillir Martin à la sortie du train qui le ramenait de Paris, et lorsqu’ils se retrouvèrent, celui-ci la prit dans ses bras, et l’embrassa avec douceur. Elle s’abandonna à son étreinte, heureuse de son retour. Bien que plusieurs amis lui eussent fait signe le soir même, Martin refusa toute invitation pour passer une soirée en tête à tête avec Emilie, ce qui la combla de bonheur.
Une nouvelle année commença, et le couple vécut une nouvelle période de lune de miel. Emilie commençait à croire que la crise que leur couple avait traversée appartenait enfin au passé et se remit à apprécier les instants qu’elle vivait avec son petit-ami.
La petite voix s’était tue, mais Emilie pouvait encore sentir sa présence, tapie dans un recoin de son esprit.
Un soir, alors qu’ils revenaient d’une séance de cinéma, Martin prit la main d’Emilie et lui demanda, d’un air dégagé : « Em’, et si on avait un enfant ? » La soudaineté de la question surprit Emilie qui s’arrêta net. Elle le regarda, incrédule. « Tu ne trouves pas que ce serait merveilleux d’avoir un bébé à nous ? Un symbole de notre amour à cajoler, à choyer… Tu ferais une si bonne maman, Em’ ; et moi je serai un papa formidable, j’en suis sûr ! » argumenta-t-il. Il allait continuer lorsque la jeune fille l’interrompit d’un refus net. Pour elle, c’était hors de question de le suivre dans une idée aussi irraisonnée. Devant la fermeté de sa compagne, Martin n’insista pas, mais son visage se ferma. Le couple reprit sa marche, et se dirigea lentement vers leur foyer. Un léger malaise planait. Après le dîner, voyant que Martin ne se déridait pas malgré le dessert qu’elle avait cuisiné spécialement pour lui, Emilie tenta de lui expliquer qu’elle n’était fermée à l’idée d’avoir des enfants, un jour. Mais avant cela, elle voulait être prête. Elle voulait avoir fini ses études, se marier et s’installer afin d’offrir au fruit de ses entrailles le foyer le plus stable possible. Comme son discours ne semblait pas atteindre son petit-ami, Emilie entreprit de l’amadouer en lui confiant que la perspective d’avoir des enfants avec lui l’enchantait, mais qu’il fallait bien convenir qu’ils étaient tous deux trop jeunes pour assumer une telle responsabilité, et qu’il était donc préférable d’attendre quelques années. Ces dernières paroles semblèrent enfin convaincre Martin qui lui sourit et demanda s’il restait du dessert. L’incident était passé.
Avec le retour des cours, vint également le retour des soirées. Martin fut souvent invité, comme ça avait le cas lors des années précédentes, mais il semblait être devenu plus raisonnable. Il ne sortait plus aussi souvent, et lorsqu’il le faisait, il surveillait sa consommation d’alcool afin de ne plus perdre ses moyens comme il avait pu le faire. Emilie en fut soulagée, car elle avait appréhendé le retour du rythme festif de Martin. Le couple vécut ainsi un quotidien apaisé et agréable jusqu’aux fêtes de fin d’année.
Au retour des vacances de Noël eurent lieu les élections du conseil étudiant. Malgré une campagne menée d’arrache-pied, Martin ne fut pas réélu à la présidence. Cet événement le frustra. Il avait toujours été d’un naturel sociable, et l’attention que lui avait procuré son ancienne position lui avait plu. Il avait goûté à la lumière et ne voulait pas retomber dans l’ombre. Pour ne pas être oublié, il s’évertua donc à participer au plus grand nombre de soirées possibles, et à apparaître sous son meilleur jour, enchaînant les actions d’éclat pour se faire remarquer au cours de ces soirées. Hélas, la lumière qu’il obtint n’avait pas la même chaleur que lorsqu’il occupait la position prestigieuse de président du conseil étudiant. En cherchant à tout prix à se mettre en avant, il se ridiculisait.
Emilie s’en rendait compte lorsqu’elle allait travailler à la bibliothèque « T’étais à la soirée hier ? Y avait encore Martin… Il était tellement cramé ! Et il paraît qu’il s’est foutu complètement à poil ! La honte ! En plus c’est pas comme s’il avait de quoi être fier… Je plains sa copine ! »
La petite voix eût un soubresaut, et sortit doucement de son hibernation.
Ces événements eurent pour conséquence de rendre Martin irascible. Il était tendu, séchait la moitié de ses cours et passait ses matinées à se remettre de la gueule de bois de la veille. Il sortait à présent tous les soirs et rentraient de plus en plus saoul. Au grand désarroi d’Emilie, le rythme infernal de l’année précédente reprit.
Mais cette fois-ci, il y avait une nouveauté. A chaque fois que Martin, rendu lourd et maladroit par l’alcool, s’affalait sur Emilie pour assouvir ses bas instincts, il lui demandait de lui faire un enfant. C’était devenu une idée fixe. Emilie résistait tant qu’elle le pouvait, essayait de le repousser gentiment ou de s’extraire de son étreinte moite et tremblante, mais même ivre, il était plus fort. Un soir, elle le rabroua plus violemment. Elle savait que s’il continuait comme ça, ce n’était plus simplement leur couple qu’il allait gâcher, mais une troisième vie. Elle ne voulait pas. A bout de patience, elle le menaça de partir. Alors Martin s’énerva. « Tu veux partir ? T’as du culot ! Et tu irais où ? T’as pensé à ce que tu serais en ce moment sans moi ? Encore dans ta chambre minable ! Tu serais seule ! Sans personne ! Même Claire t’a abandonnée ! Tu veux voir ce que ça ferait si tu partais ? »
Alors Martin saisit Emilie par le bras, et il la força à descendre dans l’arrière-boutique de la boulangerie. Stupéfaite, Emilie le suivit sans trop comprendre, effrayée devant cet accès de colère et ne sachant comment réagir. Martin ouvrit alors la porte du débarras qui servait à stocker les matières premières et, sans ménagement, il y poussa la femme avec qui il vivait. « Tiens ! C’est à peu près les dimensions de ton ancienne chambre non ? Amuse-toi bien ! » Il claqua la porte, la ferma à clé, et partit. Lorsqu’elle entendit le bruit de clé dans la serrure, et les pas de Martin qui s’éloignait, Emilie s’effondra. Elle tremblait de tous ses membres, elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Il faisait noir. Il faisait froid. Elle avait peur. Elle pleura. Entre deux sanglots, elle se dit que ça aurait pu être pire, qu’il aurait pu la frapper ; même cette réflexion était bien légère pour apaiser la tristesse qui l’enserrait. Pour se rassurer, Emilie se convainquit que l’alcool avait dû obscurcir son jugement, qu’il allait bientôt se calmer, et qu’il viendrait la chercher en s’excusant. Emilie attendit, en pleurant silencieusement, que Martin revienne la sortir du cagibi froid et humide. Mais il ne revint pas. La jeune femme, épuisée par ce qu’elle avait vécue, s’installa le plus confortablement possible, assise dans le noir, recroquevillée sur elle-même pour se protéger du froid et la tête appuyée contre le grand congélateur qui servait à stocker les pâtisseries pré-fabriquées. Bercée par le ronronnement du moteur, elle finit par s’endormir.
Un bruit tira la jeune fille de son sommeil. Un tour de clé. La porte s’ouvrit, et la lumière d’un réverbère voisin vint éclairer le visage de la jeune fille. D’abord éblouie par la clarté qui rompait l’obscurité totale dans laquelle elle se trouvait, Emilie finit par voir Martin, dans l’embrasure de la porte, le visage fermé. Elle se releva lentement, et s’approcha avec prudence du jeune homme. « Rentrons, mes parents vont bientôt arriver. » dit-il. Voulant sortir de cet endroit au plus vite, la jeune fille hocha la tête, et le suivit. Il était encore tôt, un peu moins de cinq heures du matin, et le couple décida de se recoucher dans le grand lit double. Martin se rendormit très vite, enlaçant de son bras gauche la taille d’Emilie. Mais celle-ci ne parvint pas à trouver le sommeil tout de suite. Elle se sentait hors de la réalité, se demandant si elle n’avait pas fait un mauvais rêve. Son cerveau, fatigué, par la nuit qu’elle venait de passer, ne semblait plus capable d’intégrer les informations. Bien au chaud sous les draps, elle finit par se laisser emporter par la fatigue.
Plusieurs heures plus tard, lorsqu’Emilie se réveilla, elle vit à ses côtés un plateau sur lequel était posé un petit-déjeuner froid, et une lettre. « Je suis désolé. Je crois que j’ai besoin d’aide. Je suis parti voir quelqu’un. » Déconcertée, Emilie s’assit sur le lit. Elle n’avait donc pas rêvé ? Elle avait bien passé une partie de la nuit dans un cagibi ? Comment la situation avait-elle pu dégénérer à ce point-là ?
La petite voix lui chuchota que c’était sa faute.
Emilie s’était sentie perdue. Quand avait-elle laissé cette relation se perdre ? Où avait-elle commis une erreur ? Elle n’avait pas eu la sensation d’être en tort, mais alors pourquoi une telle réaction de Martin ? L’avait-elle blessé sans le vouloir ? Il lui avait écrit qu’il voulait se faire aider. Il avait donc lui aussi conscience que ce n’était pas normal. Mais auprès de qui se faire aider ? Et elle ? Devait-elle chercher de l’aide aussi ? Contacter Claire ? Leurs échanges se réduisaient maintenant à quelques cartes postales. Claire était en pleine découverte de l’Amérique du Sud et passait tout son temps libre à voyager, avide de nouvelles découvertes et de nouvelles rencontres. Emilie ne voulait pas la déranger, ni l’inquiéter. Vers qui d’autre se tourner ? Sans Claire, son cercle d’amis était réduit aux propres amis de Martin. Comment leur parler de ça ? Ils auraient été gênés, et Martin mortifié… Un psychologue peut-être ? Emilie n’en avait pas les moyens… Et que pourrait-il lui dire ? Que tous ses problèmes venaient de la relation avec son père ? Emilie avait suivi quelques cours de psychologie à l’université, et elle ne comprenait pas pourquoi les professionnels de ce domaine tenaient tant à tout ramener à un problème Œdipien. Lui restait sa famille. Mais ses parents croulaient sous les nombreux travaux qu’ils avaient pris afin de subvenir aux besoins de leurs enfants. Entre leurs emplois et le soin de la famille, ils étaient constamment épuisés, et n’avaient certainement pas le temps pour les problèmes affectifs de leur fille qui les avait quittés. Celle-ci leur avait d’ailleurs à peine parlé de sa relation avec Martin, sachant que ses parents n’auraient pas vu d’un très bon œil une telle cohabitation. Quand elle s’était installée avec Martin, elle leur avait menti en prétextant que Claire lui avait proposé de venir vivre chez elle. Leur révéler la vérité maintenant, en de telles circonstances serait dévastateur pour eux. Emilie était donc seule face à ses préoccupations.
La jeune fille décida donc d’aller se promener, afin d’éclaircir ses idées. Elle n’avait pas cours ce jour-là, et elle put donc à loisir déambuler dans les rues, et apprécier ce moment de détente malgré le froid qui lui mordait les joues. Elle passa la journée dehors, et ce n’est qu’une fois la nuit tombée qu’elle songea qu’il était temps de prendre le chemin du retour. A cette idée, un nœud se forma au creux de son ventre.
« C’est la faim » murmura la petite voix.
Avec appréhension, Emilie poussa la porte de l’appartement. Martin était dans le salon, il l’attendait. La table basse devant le canapé était dressée pour un dîner, et un délicieux fumet s’élevait d’un sac en papier posé à côtés des assiettes. Martin s’était levé pour accueillir la jeune fille : « Oh, Em’ je suis tellement désolé… J’avais trop bu… Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je te promets que ça ne se reproduira plus ! Je suis allé voir un groupe de soutien pour alcooliques. Je vais changer. » Il enlaça Emilie qui lui rendit machinalement son étreinte. Elle voulait y croire. Mais au fond d’elle, la petite voix l’asticotait : « Ça me rappelle quelque chose… Pas toi ? »
Emilie décida d’attendre. De lui laisser encore une chance. Elle voulait voir s’il pouvait vraiment changer. Pendant un temps, Martin sembla tenir parole. Il sortait encore, mais il disait que c’était pour aller à des réunions. Il revenait pourtant en sentant l’alcool, mais il laissait Emilie tranquille. Le souvenir de la nuit passée dans le cagibi était encore vivace, donc la jeune fille n’osait pas poser de questions et faisait ce qu’elle pouvait pour ne pas le contrarier.
Un mois s’écoula. La relation entre Martin et Emilie semblait apaisée. Les journées de la jeune fille étaient occupées par ses cours et la tenue de l’appartement. Martin passait le plus clair de son temps dehors. Il rentrait le soir, se couchait aux côtés d’Emilie et tentait d’engager avec elle une étreinte. La jeune fille refusait parfois, mais souvent elle se laissait faire. Elle n’avait guère plus de relations avec le monde extérieur en dehors de lui. Elle n’en voulait pas. Elle se sentait constamment fatiguée.
Le printemps revint, et avec lui, la période des examens. Emilie était à la bibliothèque, absorbée dans l’étude d’un cours qui lui posait des difficultés. Elle avait au fil du temps trouvé le coin idéal pour réviser : deux étagères remplis de recueils historiques étaient dressées perpendiculairement à deux murs qui se rejoignaient en un coin. L’ensemble formait ainsi un carré au centre duquel une petite table individuelle se tenait. Assise à l’abri des regards, Emilie pouvait donc passer ses journées à lire ou à étudier sans que l’on vînt la déranger. Soudain, elle fut tirée de ses réflexions par le murmure croissant d’une discussion. Deux étudiantes étaient venues s’installer non loin d’elle. Elles semblaient également chercher un coin au calme, mais pour une toute autre motivation que celle de se consacrer à leurs études.
« C’est bon. Ici il n’y aura pas de surveillante reloue pour nous demander de nous taire.
– Trop chiante, la meuf. On dérangeait personne et elle vient nous saouler avec son discours moralisateur.
– C’est pour ça qu’elle est payée en même temps…Elle doit bien se faire chier toute la journée. – Bon, tu voulais me montrer quoi ?
– Le scoop du siècle ! Regarde la photo que Sarah a mis en story.
– Whoah… C’est un mec dans son lit ?
– Ouaip. Et pas n’importe quel mec ! J’ai harcelé Eve pour qu’elle me dise qui c’était. Tu sais qu’elle est toujours au courant des bails. Et devine qui c’est ? Attends…je te montre une photo. – Attends…c’est lui son mec ? Mais…
– C’est une histoire compliquée…je crois que ça fait longtemps qu’ils se tournent autour…Depuis leur mandat de l’année dernière je crois.
– Ah ouais ? Et là ils ont enfin sauté le pas ?
– Oulah non ! Elle l’a déjà chopé depuis longtemps ! Ils sont même partis ensemble en stage cet été… Apparemment il aurait été complètement fou de Sarah… Il parlait même de larguer sa copine pour rester avec elle.
– Ah mais voilà ! Il avait déjà une copine ce mec. Je me disais aussi…Mais il est toujours avec elle, non ?
– Ouais… Parce que leur histoire de cet été, ça s’est mal terminé…
– C’est-à-dire ?
– … Bon, tu le racontes à personne, ok ? Ce que je vais te dire, c’est top secret ! – Promis ! Tu me connais !
– Eve, m’a dit qu’il s’était passé un bail chelou. Vers la fin de l’été, Sarah est prise d’un gros doute, et elle décide d’acheter un test de grossesse.
– Tu déconnes… il était positif ?
– Et oui ! Mais évidemment, hors de question de le garder !
– Ben tiens. Et avoir sa vie gâchée par un bébé hurlant et baveux ? Et puis quoi encore ! On a déjà les mecs pour ça.
– Voilà. Donc elle a décidé d’avorter. Mais le problème c’est que le mec a fini par l’apprendre. Et lui il voulait pas qu’elle avorte. Je sais pas pourquoi mais le fait qu’elle soit enceinte l’a fait dérailler complet. Il voulait devenir papa, être un modèle pour son enfant ou je sais pas quoi… Quand tu connais la vie du mec ça fait marrer quand même.
– Tu m’étonnes, il a du culot, cet enfoiré !
– Donc ils se sont souvent engueulés à ce propos, à chaque fois qu’ils se voyaient ils ne pouvaient pas s’empêcher de se prendre la tête, ça devenait invivable.
– Mais elle a avorté quand même ?
– Tu rigoles ? Bien sûr que oui ! C’est sa vie quand même. A quel moment le mec il croit qu’il va pouvoir avoir son mot à dire ? Mais du coup il l’a vachement mal pris ! Apparemment ça lui tenait à cœur… Donc il l’a quittée et est revenu auprès de sa copine comme si de rien n’était. – Ouais…et apparemment il remet le couvert.
– Ben t’as vu la gueule de sa copine en même temps ? On dirait qu’elle fait tous les efforts du monde pour paraître la plus terne possible. Entre Sarah et elle, j’hésiterais pas une seconde. – Et Sarah accepte d’être la maîtresse ?
– Pour l’instant oui, ça lui fait moins de pression… Et du coup elle le tient par les couilles, le Martin. S’il fait un pet de travers, elle fait tout éclater. Déjà que sa réputation est mise à mal à cause de son craquage…
– Craquage ?
– Mais oui, tu sais bien…Après avoir perdu aux élections il a complètement débloqué et à tout fait pour se faire remarquer en soirée. C’était tellement ridicule…
– Ah oui c’est vrai ! Quelle honte ! Même ses potes disent qu’il a un problème avec l’alcool. – Bon, c’est pas tout mais j’ai la dalle. On va se prendre un truc au snack ? – Grave ! »
De l’autre côté de l’étagère, Emilie était pétrifiée. Elle avait d’abord écouté la conversation d’une oreille distraite, mais petit à petit, elle s’était figée. Son visage était très pâle, et pourtant elle avait l’impression que tout le sang de son corps s’était agglutiné au niveau de ses tempes et battait douloureusement dans son crâne. Elle ressentait des fourmillements jusque dans le bout de ses doigts, et avait envie de vomir. Elle était restée plusieurs minutes immobile comme une statue. Elle perdait pied. Ses pensées s’enchaînaient à toute allure mais elle ne parvenait à se raccrocher à aucune d’entre elles. Un gouffre s’était ouvert sous ses pieds, et elle était entraînée dans une chute interminable. Elle toucha le fond. Le choc avait ébranlé tout son corps. La signification des paroles qu’elle avait entendues lui parvenait enfin, et alors une chape de douleur la recouvrit, l’enveloppa, se resserra sur elle, l’empêchant de respirer.
La petite voix exultait.
Tout prenait sens. Le départ de Martin pour Paris, son insistance à ne communiquer que par lettre, son affection à son retour, sa volonté d’avoir un enfant d’elle, son énervement face à son refus, ses attentions fluctuantes à son égard… Elle n’avait été pour lui qu’une variable d’ajustement pour répondre à ses frustrations affectives. Il l’avait manipulée.
Elle n’avait rien vu.
Elle n’avait rien compris.
Elle s’était laissé faire.
Elle s’était laissé tourner en ridicule.
Elle était ridicule.
La vue d’Emilie se troubla. Elle fondit en pleurs. Une sonnerie retentit, annonçant la reprise des cours de l’après-midi. Une autre sonnerie, celle de la fin des cours. Emilie se redressa. Elle avait le dos endoloris. Son visage était chaud, gonflé. La paume de ses mains était marquée par les marques de ses ongles, qui s’étaient enfoncés dans sa chair, la douleur physique répondant à la douleur morale qu’elle ressentait. Emilie était épuisée, d’une fatigue non seulement physique, mais également psychologique. Tout son monde venait de s’écrouler, et pourtant elle voyait clairement. Elle voyait clairement qu’elle devait partir. Elle était restée trop longtemps. Dès les premiers signes de violence, elle aurait dû fuir. C’était sans doute ce qu’avaient fait les précédentes conquêtes de Martin. Martin… Elle ne voulait plus penser à lui. Elle n’avait qu’une chose en tête : fuir.
Tremblante, affaiblie par tous les chocs qu’elle avait vécus, Emilie se leva, et se dirigea vers l’un des ordinateurs mis à disposition des étudiants. Il n’y avait qu’un seul endroit où elle pourrait fuir rapidement : chez elle. Elle réussit à prendre un billet de train pour le lendemain matin. Le prix était exorbitant mais elle s’en ficha. Ce soir, elle emballerait toutes ses affaires, irait dans un hôtel près de la gare. Elle rentrait chez elle. Elle passerait ses examens à distance, prétextant un quelconque ennui de santé, et demanderait ensuite d’être transférée dans une université près de chez elle. Si elle le devait, elle recommencerait son cursus. Elle prendrait un emploi étudiant, et se débrouillerait seule. Une nouvelle vie s’offrait à elle.
« Tu es bien optimiste… » Chantonna la petite voix sur un ton d’ironie.
Emilie imprima les billets de train, retourna à sa table de travail et rangea ses affaires. Elle n’avait plus qu’une idée en tête : partir. Effacer toute trace de son passage dans cet endroit. Sur le chemin du retour, elle réfléchit à ce qu’elle pourrait dire à Martin. Devait-elle le confronter ? Elle n’en avait pas le courage. Elle allait simplement lui annoncer qu’elle avait besoin de temps seule, pour mieux travailler ses examens, et qu’elle rentrait chez ses parents. Il n’allait pas apprécier, mais au besoin, elle lui mentirait et lui dirait qu’elle reviendrait bientôt. Elle lui expliquerait ensuite tout par lettre. Il n’avait pas été franc avec elle, elle ne voyait pas pourquoi elle devrait l’être avec lui.
Le soleil était déjà couché lorsqu’elle arriva devant le bâtiment où habitait Martin. Sans s’en rendre compte, Emilie avait marché très lentement, et avait fait le plus de détours possibles. Elle redoutait ce qui allait suivre. Elle connaissait Martin, et les accès de colère qu’il pouvait avoir. Elle monta lentement, très lentement, les escaliers menant à la porte de l’appartement. Pris la clé, l’enfonça dans la serrure et la tourna doucement, très doucement, essayant de faire le moins de bruit possible. Avec un peu de chance, Martin ne serait pas là. Il serait sorti chez des amis, ou il serait encore chez « elle ». Si Emilie avait cette chance, elle ferait ses bagages le plus rapidement possible et partirait. Elle lui aurait envoyé un sms une fois dans le train.
« T’étais où ? J’étais mort d’inquiétude ! »
Martin se tenait debout dans le salon. La mâchoire serrée. Plusieurs bouteilles d’alcool jonchaient le sol. Au léger vacillement du corps de Martin, on devinait qu’il les avait sûrement consommées seul. Emilie eût envie de fuir. Mais elle tint bon. Doucement, elle lui répondit qu’elle avait travaillé à la bibliothèque pour préparer ses examens. Elle ne savait pas comment aborder son départ.
« C’est quoi ça ? » Aboya Martin, avisant les billets dans la main d’Emilie.
La jeune fille tressaillit. C’était l’occasion parfaite. Mais pourquoi une telle boule dans son ventre ? Prudemment, elle commença à lui expliquer qu’avec ce qui s’était passé entre eux, et le stress des examens, elle ne savait plus trop où elle en était. Elle pensait donc qu’il était préférable qu’elle rentre chez ses parents se reposer et préparer les examens. Elle reviendrait bientôt.
« Tu rigoles ? » Martin laissa échapper un ricanement mauvais. « Tu me prends pour un demeuré ? Ça veut dire quoi ça, tu me quittes ? »
Interloquée, Emilie ne sut quoi répondre. Elle balbutia des excuses, tenta de le rassurer en lui disant qu’elle reviendrait bientôt. Elle tenta de se diriger vers la chambre où se trouvaient valise et affaires personnelles, mais le jeune homme lui barra le passage, la dominant de toute sa hauteur.
Martin explosa. « Mais tu me prends vraiment pour un con ! Tu crois que je la connais pas cette technique de lâche ? D’autres l’ont utilisée avant toi, pauvre cruche ! Alors comme ça tu crois être capable de me quitter ? Après tout ce que j’ai fait pour toi ? Tu serais rien sans moi, rien ! Si tu crois que je ne t’avais pas bien étudiée avant de t’aborder ! Tu crois tromper qui avec tes vêtements recousus et tes vieilles chaussures ? On voit bien que t’as aucun fric ! Je suis tout ce que tu peux espérer avoir, et t’es bien conne si tu t’en rends pas compte ! » En achevant ces mots, Martin s’était dirigé vers elle, l’air menaçant. Emilie tenta de fuir, mais il lui saisit le poignet et leva le bras. Le premier coup s’abattit sur elle, la frappant à la joue droite. Sous le choc, la jeune fille s’appuya contre le mur voisin. La gifle avait été si forte qu’elle sentit sa joue brûler. Sidérée, elle leva les yeux vers Martin qui lui tenait toujours le bras. Dans ses yeux verts s’entremêlaient rage et surprise, comme s’il était étonné de ce qu’il venait de faire. Son regard vacillant allait de la joue d’Emilie à son bras, encore en suspension dans l’air. Un instant, le temps sembla s’arrêter.
Ce fut Emilie qui reprit en premier ses esprits, et tenta de profiter de la stupéfaction de Martin. Elle devait fuir. Atteindre la porte, l’ouvrir, et partir, sans se retourner. Elle avait encore à son épaule son sac de cours dans lequel se trouvait son portefeuille. C’était assez. Elle ne pouvait pas rester plus longtemps. D’un mouvement brusque, elle arracha son bras de l’étreinte de Martin, rendue plus faible par son effarement, et courut vers la porte qu’elle ouvrit à la volée. Elle entendit derrière elle une voix rauque et emplie de fureur crier son nom. Elle accéléra, atteignit la cage d’escalier, et dévala les marches aussi vite qu’elle le put. Bientôt l’entrée de l’immeuble, bientôt la porte, bientôt la liberté.
Un bras vigoureux la saisit par la nuque et la plaqua contre le mur. Le choc lui coupa la respiration. « Et tu crois aller où comme ça ? » Emilie tenta de se débattre et de crier, mais Martin la maintint de son bras gauche, tandis que sa main droite vint bâillonner la jeune fille. D’un coup d’épaule, le jeune homme ouvrit la porte voisine, qui menait dans l’arrière-boutique de la boulangerie déserte. Il y jeta sans ménagement la jeune fille, puis ferma la porte à clé après être entré à son tour. Emilie se releva aussi vite qu’elle le put, tremblante. Elle connaissait ce lieu, et malheureusement, elle savait qu’il n’y avait aucune issue. La porte donnant sur la boutique était fermée à clé à cette heure, et la seule autre issue donnait sur le cagibi. D’un pas vif, Martin se dirigea vers elle. Emilie tenta de l’éviter, mais la pièce ne lui accordait pas un espace suffisant pour échapper à l’amplitude du bras furieux de l’homme qui se tenait face à elle. Une deuxième gifle partit, puis un coup de poing dans l’estomac qui fit se plier en deux la jeune fille. Martin la saisit à la gorge « Tu vois ce que tu me forces à faire ? Pourquoi t’es pas restée bien sagement comme avant ? Tu crois que ça me fait plaisir d’être aussi violent ? » Sa main se resserrait peu à peu sur la gorge frêle d’Emilie, qui suffoquait. Elle tenta de dégager le bras de son agresseur, mais elle ne parvint qu’à le griffer. La main libre de Martin se leva, encore une fois. Un coup, puis un autre. Les gifles s’abattaient sur Emilie, sans défense. Les cris, qu’elle arrachait à son ventre douloureux se coinçaient dans sa gorge où l’air peinait à entrer.
Dans la confusion, la jeune fille crut discerner un murmure insistant. La petite voix lui soufflait que c’était de sa faute. Elle n’aurait pas dû agir ainsi. Ou elle aurait dû partir.
Au bout de quelques longues minutes, le bras de Martin fatigua. Il relâcha sa prise et Emilie se laissa glisser sur le sol froid recouvert de carrelage. Combien de temps s’était-il écoulé depuis qu’elle avait ouvert la porte de l’appartement ? Combien de temps depuis qu’elle avait cru retrouver sa liberté ? Sa tête bourdonnait et ses pensées se heurtaient aux parois de son crâne douloureux. Le contact glacé du carrelage contre sa joue l’apaisa, et Emilie ferma les yeux, souhaitant se laisser glisser dans un sommeil salvateur. Mais Martin n’en avait pas fini. Il empoigna le bras de la jeune fille et la força à se relever. Trop épuisée pour réfléchir, Emilie se laissa faire, docile. Mais lorsque Martin ouvrit la porte du cagibi, un message d’alerte s’imposa dans son esprit, au milieu des tourbillons de pensées désordonnées qu’avaient provoqués les coups. Le cagibi… Emilie allait-elle revivre la nuit terrible à attendre dans le froid qu’on vînt la délivrer ? Impossible. Elle était trop faible pour résister, et elle le savait. Il ne lui restait qu’une option : crier. Crier pour ameuter le voisinage, crier pour espérer faire réagir Martin et le sortir de la rage folle qui l’animait.
« Crier pour exister. » ricana la petite voix.
Emilie ne voulait pas se laisser enfermer, elle ne voulait plus se laisser faire, elle ne voulait plus qu’on dirigeât sa vie à sa place. Cette rage de vivre énerva Martin. Il lui aboya de se taire, accompagnant cet ordre de quelques coups. Mais Emilie ne sentait plus la douleur. Un instinct irrépressible lui soufflait que crier était sa meilleure chance.
« Tu vas la fermer, salope ! » hurla Martin en la poussant contre le grand congélateur. La force de la collision força Emilie à se taire afin de lui permettre de reprendre son souffle. Mais alors qu’elle se relevait et ouvrait la bouche pour reprendre son appel à l’aide, elle vit un éclair passer dans les yeux verts qu’elle avait tant aimés. Un éclair inquiétant, qui annonçait qu’une idée avait surgit dans l’esprit du jeune homme. « Si tu ne veux pas la boucler, on va faire en sorte que personne ne puisse t’entendre ! » En un éclair, il ouvrit la porte du grand congélateur, balaya d’un revers de bras les rangées de croissants, de pains au chocolat et de baguettes pré-cuites, et poussa Emilie à l’intérieur. La jeune fille se retourna aussi rapidement qu’elle le put, mais trop tard. « Je viendrai te chercher quand tu seras calmée ! » En voyant la porte se refermer, le regard d’Emilie, horrifié, embué de larmes et implorant croisa celui de Martin. Et dans les yeux de son bourreau, derrière la rage et la démence, elle crut percevoir une étincelle d’effroi devant ce qu’il était en train d’accomplir.
***
Emilie rouvrit les yeux, une dernière fois. Le froid se faisait de plus en plus perçant, et s’il y avait eu le moindre éclat de lumière, elle aurait sans doute pu voir la buée s’échapper de ses lèvres gercées. Enfin, le sommeil la gagnait. Ses membres de la jeune fille brune étaient déjà lourds et engourdis, signe que son esprit se détachait petit à petit de son corps pour entrer en phase de sommeil profond.
Plus qu’une nuit. A son réveil, Martin viendrait la chercher. Il regrettait déjà sûrement ce qu’il avait fait. Demain, elle rentrerait chez elle. Demain, elle reverrait ses parents, ses frères, ses soeurs. Demain, elle serait en sécurité.
Demain, tout ira mieux… Demain, la petite voix partira.
Emilie referma les yeux.
***
*Flash info*
Stupeur dans la petite ville de N***. Une jeune femme a été découverte morte dans le congélateur de la Boulangerie J***. D’après nos informations, il s’agit d’Emilie V***, qui vivait avec le fils des propriétaires de l’établissement, Martin J***. Au vu des nombreuses contusions que présente le corps de la victime, la police pense à un homicide et recherche le jeune homme, pour l’instant introuvable ; mais la thèse du suicide n’est pas écartée. D’après les rumeurs, la jeune fille était enceinte.