La Pensée Captive – Czeslaw Milosz

1953, alors qu’une partie de l’élite intellectuelle européenne porte un culte au stalinisme, Sartre en tête, un auteur polonais, lui aussi longtemps captivé par l’URSS, fait un paraître un essai qui dévoilera les horreurs du modèle bolchévique. Dix ans avant Alexandre Soljenitsyne et son Ivan Denissovitch, Czeslaw Milosz présente étape par étape la méthodologie du parti communiste. Milosz fuira ensuite l’Est pour se réfugier en France et renouer avec sa passion de toujours, la poésie.

A une époque où la moindre remise en question du stalinisme condamnait à être labellisé comme bourgeois serviteur du capitalisme et où la moindre proposition sociale était comparée au communisme, Milosz va s’évertuer de redéfinir le cadre du soviétisme et sa mise en place. Pour lui le constat est désormais simple, le rêve stalinien n’est bien qu’une utopie servant à couvrir l’horreur de la réalité et repris bêtement par des auteurs de l’Ouest n’ayant pas été témoins des exactions quotidiennes du régime. Mais Milosz ne cherche pas à dresser une liste de coupables ou de traîtres, malgré quelques tacles bien placés à Sartre. Au contraire, il comprend que, c’est là où réside tout le génie et l’horreur du stalinisme, bien souvent c’est sans s’en rendre compte ou aveuglés que les intellectuels défendent l’URSS. Le parti étant omniprésent, surveillant toutes les communications et toutes les productions intellectuelles, les artistes et philosophes sont forcés de mettre en place une autocensure afin d’espérer passer entre les mailles du filet. Mais celui-ci est si dense que l’autocensure ne cesse d’augmenter et tôt ou tard chaque artiste en vient à promouvoir le communisme et défendre la ligne du parti sans même en être conscient.

Ce destin conformiste pour les intellectuels est évidemment accéléré par les menaces de peine planant sur tout esprit rebelle. Emprisonnement, déportation, torture ou assassinat font partis de leur quotidien et tous comprennent qu’ils devront à un moment « ou bien mourir, ou bien renaître selon la méthode prescrite ». Les autorités n’auront in fine même plus besoin de menacer directement les citoyens, sachant que ces derniers se soumettront d’eux-mêmes afin de survivre. Milosz compare cet état de soumission mentale à une pilule, le « Murti-Bing », ingérée volontairement par les citoyens de l’URSS pour échapper à la peur.

Milosz constate un dernier fait mental propre aux habitants de l’URSS : l’exercice de la double pensée ou « Ketman ». Le Ketman apparaît dans l’islam comme un comportement visant à ne pas montrer sa foi véritable à l’infidèle, indigne de recevoir la vérité/lumière. Pour ne pas se faire repérer il est alors nécessaire de suivre de manière hypocrite les rites de l’infidèle. Les intellectuels jouent ainsi une compétition entre eux où le vainqueur sera celui qui aura donné l’impression aux autorités d’être les plus fervent adhérent à la doctrine en place. Mais le Ketman est un jeu dangereux et conduit soit à une véritable adhésion à la pensée de « l’infidèle » ou bien à une bouffée d’orgueil dangereuse de l’intellectuel ravi de tromper les autorités et qui finit donc par se trahir. Il n’y a donc pour Milosz pas de réelle échappatoire intellectuelle au stalinisme, c’est pour cela qu’il refuse notamment de dénoncer ses concitoyens devenus défenseurs du parti.

Néanmoins, si Milosz consacre donc la quasi-entièreté de l’essai à présenter un phénomène de « trahison des clercs » dans les pays soviétiques, il ne se montre pas non plus tendre avec le capitalisme. Pour lui, les deux blocs possèdent tous deux leurs torts et il refuse de fuir les griffes du communisme pour tomber dans celles de son rival. La pensée captive est donc également une réflexion plus globale sur les modes de pensée prisonniers de dogmes inflexibles et l’extrémisme intellectuel. Un passage de l’essai résume bien son ambivalence politique :

« Les Américains comparent la démocratie à un radeau où règne le désordre et où chacun rame dans une direction différente. Tout le monde crie, s’injurie, et il n’est pas facile de se mettre d’accord sur la route à suivre. En comparaison, la rapide galère de la dictature, filant à force d’avirons, est un spectacle imposant. Il arrive pourtant parfois que le pauvre radeau flotte quand la galère a fait naufrage. »

Voilà pourquoi il semble pertinent, encore aujourd’hui, de continuer à parler et d’écrire sur La pensée captive. Ouvrage avant-gardiste sur la double-pensée, manuel précieux sur la manière dont les civilisations sombrent dans l’asservissement et les partis totalitaires obtiennent et conservent le pouvoir, il n’a en rien perdu de sa pertinence et de son actualité. Long plaidoyer contre la capitulation de l’intelligence, La pensée captive rappelle cependant qu’il arrive un point où toute résistance devient futile et la pensée range les armes. Brillant essai politique, témoignage historique captivant sur la fin du stalinisme et lutte fascinante entre un auteur et ses démons, La pensée captive est à n’en point douter l’un des livres les plus importants des cent dernières années.

Iznogoud

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