Vagabond – Takehiko Inoue

Si la légende de Miyamoto Musashi est connue de tous au Japon, elle reste assez discrète en France alors qu’il s’agit d’un excellent outil pour mieux comprendre l’évolution de la mentalité de la société japonaise à partir du vingtième siècle. Si sa retranscription la plus fidèle fut faite sous la forme d’un roman d’Eiji Yoshikawa (La pierre et le sabre et La parfaite lumière en France), aujourd’hui c’est son adaptation en manga qui est à l’honneur. Vagabond de Takehiko Inoue retrace donc la vie du plus grand combattant japonais de l’Histoire.

La force de ce manga repose sur deux éléments principaux. Tout d’abord, la légende même de Musashi qui est ponctuée d’affrontements épiques mais également de leçons morales et philosophiques propres à la société japonaise qui aident à mieux comprendre l’état d’esprit de l’archipel. Musashi accomplit ses exploits à la fin de l’ère Sengoku, période de guerre civile japonaise qui mènera à la première unification du pays par Ieyasu Tokugawa. C’est donc dans un contexte violent et trouble que se déroule l’action du manga où guerriers mutilés, vauriens et prostituées côtoient l’émergence de la bourgeoisie marchande tandis que le mythe du samurai s’effrite et la paupérisation de la classe paysanne s’accentue. En traversant le pays, Musashi découvre donc toutes les facettes de ce nouveau Japon et Inoue ne se prive pas pour représenter explicitement l’appartenance sociale des personnages sur leur visage. Les pauvres ont un aspect fantomatique, les brigands ont le visage dur et transpirent la violence et l’avidité tandis que les marchands ont un air sournois et cupide. Mais comme dans l’œuvre de Yoshikawa, ce qui intéresse particulièrement Inoue c’est la classe paysanne. Cette dernière joue un rôle décisif dans le parcours de Musashi puisque c’est à son contact, et non auprès de grands seigneurs et guerriers, que le héros va découvrir la voie de la sagesse. Le paysan est constamment représenté comme la plus grande victime des aspirations vaniteuses des classes guerrières sans jamais toutefois renoncer à accomplir son travail. Dans Vagabond le paysan est donc une sorte de super stoïcien conscient de sa faiblesse mais qui ne perd jamais espoir dans son combat contre la terre. Si pour un Français, le respect apporté à la classe paysanne peut paraître classique ce n’est pas forcément le cas au Japon où pendant des siècles les paysans furent traités comme des moins que rien. En les présentant comme les artisans de la sagesse, Yoshikawa et Inoue renversent les codes sociétaux et proposent un tout nouveau type de héros qui, s’il reste en quête de d’adversaires toujours plus puissants, ne le fait ni pour sa gloire ni pour celle d’un seigneur et reste au contact des plus faibles.

L’autre grande force du manga est le trait d’Inoue. C’est très simple, Vagabond est sûrement l’un des plus beaux mangas jamais dessinés. Chaque planche, chaque case, respire la perfection et la maîtrise totale. Les muscles des corps sont magnifiés, les coups sont d’une violence inouïe, la peur et la colère sont parfaitement représentés sur le visage des adversaires de Musashi. Jamais la violence n’a été représentée à la fois de manière aussi crue et sublime dans un manga. Car le mangaka l’a bien compris, la violence de cette période historique ne réside pas que dans les affrontements militaires ou les duels au sabre. Elle est présente dans chaque strate de la société et fait partie du quotidien de chacun. C’est pourquoi les scènes de combats ne seront pas toujours les plus gores dans Vagabond.

A titre personnel, les planches qui m’ont le plus marqué, voire dérangé, sont celles où Musashi se bat contre la nature en essayant de cultiver des terres. Les forces naturelles sont représentées comme l’ennemi le plus terrible dans le manga et j’ai rarement ressenti autant de violence. Et c’est peut-être ça que je préfère dans ce manga. Certes les combats au sabre sont d’une jouissance exceptionnelle et les litres de sang impressionnent. Cependant, ce sont bien ces scènes où l’homme constate qu’il n’est rien face à la nature qui m’ont le plus bouleversé. Inoue a bien compris que la légende Musashi ne s’est pas uniquement écrit par ses exploits guerriers mais aussi par sa quête de sens et son humilité extrême face au monde dans lequel il évoluait.

Vagabond est donc un titre que je ne peux que recommander aux amateurs de manga. Les fans de combats y trouveront plus que leur compte, les passionnés du Japon découvriront un point de vue bien moins idéalisé du Japon médiéval et ceux qui souhaitent découvrir une approche culturelle de la vie différente de l’occidentale ne seront pas déçue. L’œuvre frôle constamment la perfection et il serait bien dommage d’y passer à côté.

Dr Freud

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