« Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses »
Écrit en 1935, Expérience de la vie d’usine est un texte célèbre de la philosophe Simone Weil qui, au cours d’une correspondance épistolaire, offre ses réflexions sur la condition d’ouvrière dont elle a pu être le témoin direct. Essai indispensable pour quiconque cherche à mieux comprendre les ravages humains et sociaux découlant du fordisme, il permet à Weil de chercher des outils pour lutter contre l’aliénation du prolétariat. En 2021 le discours de la philosophe n’a rien perdu de sa superbe ni de sa pertinence. Bien au contraire, le triomphe du capitalisme de connivence à partir de 1945 face au communisme et au libéralisme, n’a fait que renforcer l’aliénation des travailleurs par l’intermédiaire de la société de l’hyperconsommation et du divertissement évoquée par Guy Debord.
Si évidemment les conditions ouvrières des années 30 sont incomparables avec la situation de nombreux travailleurs d’aujourd’hui il est possible de ressortir de ce texte des constats terribles qui semblent posséder une valeur universelle sur les conditions actuelles du travail en France. Étudiant en école de commerce, il pourrait paraître hypocrite et osé que je m’approprie de tels concepts mais je pense justement que mon cursus me permet de prendre un certain recul (au risque de trahir la substance des écrits de Weil, il faut le reconnaître) sur le système capitaliste actuel. Loin d’être un pamphlet révolutionnaire ou encore moins les élucubrations d’un bourgeois découvrant la condition ouvrière, cet article sert surtout à pointer du doigt la reproduction de mécanismes viciés sur l’ensemble de la société.
De son expérience de l’usine, Weil retient deux blessures portées à la race humaine. La première étant que désormais l’homme ne se sert plus des machines pour accomplir une tâche mais qu’il en est le serviteur. L’ouvrier n’est pas considéré, traité comme du bétail censé nourrir les machines par la force de ses bras tandis qu’elles possèdent leur propre carte d’identité, leur nom et doivent être entretenues avec soin. Le deuxième constat est que l’ouvrier devient un être passif, dépossédé de son travail et son esprit comme son âme sont détruites par la crainte de penser. Car penser signifierait constater son malheur, admettre sa défaite face au système et il n’y aurait pas pire humiliation. C’est pour oublier son malheur que le travailleur fait alors le choix de s’aliéner à la société du spectacle en rentrant chez lui le soir. La radio, la télévision et internet lui offrent des jouissances éphémères mais en quantité illimitée, euthanasiant sa pensée pour de bon et lui donnant la force d’aller se coucher puis de se lever le matin pour retourner travailler. L’individu devient alors le premier pourvoyeur de la propagande officielle. Répétant machinalement les propos des experts (sic) qu’il a pu entendre à droite à gauche, il ne cherche pas à les questionner ni à les critiquer. Il est plus facile pour lui de se transformer en éponge qui absorbe les milles et une déclarations chocs qui le satisfont. Zemmour n’est plus qu’un Mélenchon arborant la francisque. C’est d’ailleurs là le miracle de ce système, jamais l’employé de La Défense n’a été aussi semblable à l’ouvrier de Montbéliard. « Combien on aimerait pouvoir déposer son âme, en entrant, avec sa carte de pointage, et la reprendre intacte à la sortie ! ».
Et cette colonisation de l’espace de pensée par le travail et la société du divertissement, non contente de tuer l’esprit de critique et de révolte, commet son crime le plus perfide en nous privant de notre libre-arbitre. La journée, l’individu est soumis aux délais qui lui sont fixés par le contremaître ou le manager. Le soir, il doit répondre aux accusations qui lui sont hurlées au visage par les chaînes d’informations. Comme il doit respecter les règles de l’entreprise au travail, il doit ensuite adopter le comportement jugé acceptable par la société. L’individu, déjà castré par sa soumission au « n+1 », n’a plus la force de contester les gouvernants et les éditeurs de la pensée. La crainte du désordre, et l’amour toujours plus gourmand qu’il porte aux jouissances, le poussent alors à s’abandonner totalement au législateur qui « se charge lui-même d’enlever aux hommes leur indépendance » pourvu qu’à la fin il soit « un peu près content ». Cette fatigue perpétuelle fait que chacun abandonne son destin, le remettant aux mains d’agents qu’il pense être de confiance. L’État devient le manager du temps libre et, tandis qu’il prospère et que les machines continuent de tourner, le travailleur « a trouvé le temps long ».
Textes cités :
- Expérience de la vie d’usine, Simone Weil
- De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville
Dr Freud