J’ai refermé le livre. En parler ? Oui. Mais comment ? « Hitler, personnage d’une fiction ou comment dédiaboliser le tabou » : peu de chance que cela convainque… Et pourtant, à défaut de convaincre, ce livre m’a conquise !
Cela faisait des années qu’il figurait dans la liste de mes must read, d’abord pour me familiariser avec son auteur, Eric-Emmanuel Schmitt, ce normalien philosophe mordu de littérature, et puis aussi parce que j’étais intriguée par la démarche de cette fiction : « si Hitler avait réussi le concours d’entrée aux Beaux-Arts de Vienne, serait-il devenu ce qu’il est ? ». Alors quand j’ai trouvé ce livre à 50 centimes sur un étalage de brocante, je me suis dit « à nous deux Dolfi… ».
On ne fait pas l’histoire avec des si. Il n’empêche que l’auteur a le mérite de confronter deux scénarii qui se répondent l’un l’autre : on suit simultanément l’histoire d’Adolf H., jeune homme qui s’épanouit dans l’école de ses rêves, et l’histoire d’Hitler, recalé de cette même école, les Beaux-Arts de Vienne.
Disons-le tout de suite, il y a une part d’arbitraire chez l’auteur dans la décision de marquer le point de départ de ces deux parcours plus que divergents à ce concours d’arts ; mais c’est là un des privilèges de la fiction ! Et disons-le aussi maintenant : oui, c’est plus que perturbant de lire l’histoire d’un Adolf Hitler doué d’une grande sensibilité, parfois sympathique…
D’ailleurs, EE Schmitt a anticipé les questionnements, légitimes, qui émergent chez tout lecteur, page après page : comment a-t-il fait pour faire progresser simultanément ces deux histoires dans des directions si différentes ? (A un moment, on en vient même à se dire qu’Hitler aurait pu être un gars assez sympa, en fait, dans une autre vie…) La fin du roman est en effet suivie d’un court « Journal » dans lequel EE Schmitt a inscrit ses questionnements, les doutes qui le submergeaient sur sa légitimité à écrire une telle histoire et d’ailleurs la difficulté même d’écrire l’histoire d’Adolf Hitler (le vrai, pas le peintre qui vire romantique !), la résistance hargneuse de certains de ses amis face à ce projet fou (certaines amitiés en ont même pâti), etc.
Mais surtout, EE Schmitt nous livre certaines clés de lecture pour mieux comprendre ses motivations dans l’écriture, difficile, de ce récit d’un Hitler qui aurait fait son bonhomme de chemin tranquillement et gentiment. D’abord, les femmes. Elles structurent l’évolution du personnage d’Adolf H. au long des années qui passent : sa mère, à laquelle il était très attachée ; les modèles nues aux Beaux-Arts, qui le font chavirer (au sens propre du terme) ; Sœur Lucie, cette sorte de colombe aux bons conseils rencontrée dans un hôpital à la fin de la Grande Guerre ; Onze-heures-trente, un amour pur dans la parenthèse parisienne du peintre ; et enfin Sarah, l’amour de la raison lorsqu’il s’installe finalement dans une vie calme en tant que simple professeur. Elles apportent de la lumière autour de ce récit qui ne parvient pas à se défaire du poids de l’Histoire.
« Adolf et Onze-heures-trente ne se lâchaient plus des yeux. Pour la première fois, Adolf avait l’impression d’être au centre de l’univers. La terre, les gens, les nuages, les tramways, les étoiles, tout cela tournait autour de lui. »
Allez, laissons Hitler à ses tares névrotiques qui le rendent ridicule (il n’est plus qu’un pantin qui sur-vit grâce à des pilules lorsqu’il se suicide à la fin de la guerre).
Une autre respiration est apportée dans le traitement en filigrane de la vraie histoire du nazisme. L’holocauste et l’élaboration de la Solution Finale ne sont évoqués qu’en tant qu’éléments de contexte. Loin de faire l’apologie de l’histoire (car on n’ouvre pas un roman pour cela), le lecteur apprécie de ne pas se faire rabattre les oreilles sur la Shoah, ce serait malvenu en littérature. Plus encore, il faut dire que l’auteur lui-même n’en a pas eu la force : l’antisémitisme d’Hitler est traité de manière audacieuse par EE Schmitt, qui prend le pari qu’Hitler est antisémite plus par opportunisme politique que conviction.
« Pas une seconde je ne suis contaminé par ses idées mais lui, il m’envahit pleinement. Me voilà vieux, déprimé, passant de l’exaltation à la colère, dans un corps douloureux, sous le ciel bas de la Baltique ou le plafond encore plus bas d’un blockhaus. (…) Quand je l’aurai tué, je récupérerai mon corps. » (Journal)
Terminons avec l’impression laissée à la sensibilité du lecteur lorsqu’il referme le livre. Une impression surprenante, et d’autant plus agréable. Le plus plaisant dans la lecture, c’est de plonger dans un univers imaginaire et imaginer et d’y retrouver des références sérieuses, c’est ce qui fait qu’on adhère à cette fiction plausible ou possible – comme vous voudrez : le fait qu’EE Schmitt nous fasse rencontrer Freud lorsque le gentil Adolf H. le consulte pour résoudre ses petits soucis dans son rapport aux femmes est par exemple très amusant quand on sait la haine profonde qu’Hitler vouait à la psychanalyse. Toutes les références artistiques pendant le chapitre de la vie d’Adolf H. à Paris sont excellentes et guident la réflexion du peintre sur son art : admirateur de Picasso, acolyte de Breton, etc…
Adolf H. aime tout ce qu’Hitler déteste ! La Part de l’autre… ou la personne que chacun peut devenir selon le chemin qu’elle emprunte.
Juliette Tolstoï