Antoine Ducret
La foule autour de lui hurlait. Impatiente. Un soleil chaud rendait l’attente encore moins supportable. Ici et là des gens faisaient des malaises. La foule comme un seul corps, extirpait alors l’être inconscient jusqu’à une extrémité, où des services de soin attendaient. Des rumeurs couraient un peu partout, d’une bouche à une oreille, qui devenait à son tour une bouche. Jean était venu tôt pour être sûr d’être bien placé quand l’Empereur sortirait. Car il allait sortir. Sinon pourquoi cette foule ? Elle n’attendait que ça, comme un chat du port qui miaule au retour des pêcheurs pour réclamer quelques têtes de poisson. Aujourd’hui l’Empereur allait parler à son peuple. Et Jean y serait. L’Empereur serait devant lui, et devant cette foule qui lui était acquise. L’estrade était là, au milieu de la Grande Place. Face à la haute grille.
Sur tous les visages, défigurés par la chaleur, on pouvait lire une même impatience. Certains portaient des pancartes avec des « Viva l’Emperor ! », d’autres agitaient des drapeaux aux couleurs de l’Empire. Un petit pleura à côté de Jean. Sa mère le sein sorti, l’amena à sa poitrine. Jean ne vit ni le petit ni le sein. Il était imperturbable. Ses yeux ne lâchaient pas la grille. Partout des familles étaient venues pour montrer leur amour. Leur amour à cet Empereur, ce chef de guerre qui avait redonné une fierté tant attendue à ce peuple. C’était un jour de fête, et plusieurs fanfares jouaient différentes musiques qui se répondaient les unes aux autres. Des vendeurs ambulants se faufilaient dans la foule, proposant contre quelques pièces des rafraichissements en tout genre. La ville pour l’occasion avait des allures de carnaval. Jean regardait droit devant lui, les yeux fixés sur la haute grille. Il ne voulait surtout pas louper le moindre mouvement. Il n’avait, comme la foule, qu’une seule hâte, que la grille s’ouvre. Que l’Empereur sorte.
Le soleil commençait sa descente. Jean le fixa un instant. Il devait être treize heures. Treize heures trente. Pas plus. L’Empereur aurait du sortir à midi. Qu’allait-il faire s’il ne sortait pas ? Rentrer chez lui, l’expliquer aux autres. Il n’y pouvait rien. Il chassa rapidement cette possibilité de son esprit. Il allait sortir. Il fallait juste attendre. Un vendeur s’était installé près de Jean. Il l’entendait sans le voir, vanter les vertus rafraichissantes de son jus de poire. Il aimait tant ce jus un peu râpeux qu’offrent les poires aux habitants de cette région. Il aurait payé cher pour en avoir une petite fiole. Mais il ne voulait risquer sa place. Et si l’Empereur sortait pile quand il l’achetait. Qu’un mouvement de foule se faisait et qu’il ne pût bien voir l’Empereur passer. Non… Cela était trop risqué. Il fallait oublier sa soif. Il fallait oublier le jus de poire qui râpait un peu la langue. Il fallait oublier le souffle brûlant de l’air qui asséchait la gorge. Et attendre. Simplement attendre. Les yeux fixés sur la grille.
À quatorze heures la foule s’agita. Elle sentait une présence derrière la haute grille. Jean, imperturbable, attendait. Son cœur battait plus fort dans sa poitrine. À sa sueur de soleil s’en ajoutait une autre, plus âcre et plus odorante, faite d’excitation. Jean avait chaud. Le soleil tapait sur son front et lui léchait le cou. Mais il restait imperturbable. La grille lentement commença à s’ouvrir. La foule devint hystérique. Comme une mer calme qui se déchire, la foule fut submergée par les cris, les applaudissements et les larmes. L’Empereur était là, encadré par des gardes en habit traditionnel. Jean le voyait. La foule autour de lui hurlait de plus belle. Sur chaque visage la même joie. La même fierté. Les mêmes sourires. Jean lui restait le visage fermé, figé dans l’expression la plus neutre. Comme ces masques blancs, sans la moindre expression, que l’on vend aux enfants à Venise pour qu’ils les peignent de mille
couleurs. Il regardait l’Empereur. Il voyait son uniforme, avec ses médailles et ses parures. Son long sabre accroché au ruban rouge de sa ceinture. Il voyait tout ça. L’Empereur était accompagné de sa femme, d’une beauté exceptionnelle propre aux filles des campagnes de ce pays. Mais Jean ne vit pas la femme. Il ne vit pas son teint hâlé, ses joues brunies pareilles à deux fruits gorgés de soleil. Ni ses cheveux brun foncé accrochés en une longue natte parsemée de fleurs blanches, qui rendaient plus sombre encore la chevelure. Il ne vit pas sa robe bleu clair parsemée de fins fils d’or. Il ne voyait que l’Empereur. Il avait oublié la foule. Cette foule qui se baissa, comme commandée par le même cerveau, possédée par le même sort, quand l’Empereur commença sa marche vers elle. La foule s’inclina. Jean aussi. Mais sans baisser la tête. Il voulait continuer de voir l’Empereur. L’Empereur marchait dans cette foule respectueuse et bienveillante, entouré par ses gardes qui lui fendaient un passage au milieu de son peuple. Il s’arrêtait un instant pour embrasser un enfant, caresser une tête blonde, ou saluer un vieillard. Puis il repartait vers l’estrade. La foule battait du même rythme. Ces milliers de respirations suspendues. Le silence avait pris possession de la grande place. Seul les pas de l’Empereur, de sa femme et de ses gardes résonnaient sur le pavé. L’Empereur continuait sa marche. Le torse bombé. Les muscles bandés. Il s’approchait de Jean. Jean n’avait pas quitté un seul instant l’Empereur des yeux. Il n’était qu’à quelques mètres de lui. Il atteindrait bientôt l’estrade pour son discours. Il allait devoir prendre l’escalier en bois qui montait à la scène. Alors Jean le verrait de très près. L’Empereur était au pied de l’escalier désormais. Il serrait la main ridée d’une ancienne. Jean senti un parfum chatouiller ses narines. C’était la femme de l’Empereur que Jean sentait sans la voir. Elle sentait la menthe poivrée. L’Empereur était là, juste derrière. Il posa le pied sur la première marche, puis sur la deuxième et enfin la troisième. Jean était là. Les yeux plongés dans ceux de l’Empereur. L’Empereur lui sourit. Jean ne sourit pas. Gardant son masque le plus neutre. Sans passion ni haine apparente. L’Empereur n’eut pas le temps d’être surpris que déjà la lame traversait son ventre.
Jean avait gardé cette même expression quand les gardes le saisirent pour le détacher de l’Empereur.
Il avait gardé la même expression quand l’Empereur s’écroula à ses pieds, un filet de sang sortant de sa bouche.
Et aussi quand il fut conduit avec violence à la prison impériale.
Il était dans sa cellule. Sa mission accomplie. Sans que cette satisfaction ne lui procure le moindre sourire. Il avait fait son devoir. Cela était tout. Qu’allait-il lui arriver à présent ? La mort. Cela ne pouvait faire de doute. Peut-être une brève torture avant. Et qu’allait-il advenir du pays ? Ce n’était plus son problème. Ça allait être celui de ses camarades. Alors pourquoi y penser ? Il devait tuer l’Empereur. L’Empereur était mort. Il avait fait son devoir. Le reste n’était plus pour lui. Le reste était pour les autres. Alors pourquoi y penser ?
Deux gardes entrèrent dans sa cellule. Le saisir par les aisselles et l’emmenèrent. Ils l’emmenèrent dans une salle devant faire office de salle de « procès ». Une dizaine de hauts gradés étaient là. On le questionna. À quel groupe appartenait-il ? Avait-il agi seul ? Un pays étranger était-il intervenu ? Pire, était-il communiste ? Jean ne répondait pas. Il gardait le visage fermé. Ses émotions se dispersaient dans tout son corps : son estomac, son dos et ses reins, ses poings et ses cuisses, mais aucune n’arrivait à son visage. Son visage restait parfaitement neutre. Les officiers se crurent face à un spectre. Ce masque les perturbait. Ils ne s’impatientaient pas, mais savaient qu’ils n’en obtiendraient rien. Même les plus vieux, qui en avaient vu d’autres, n’avaient jamais vu un visage aussi impassible. Souvent dans ce genre de
situation, les yeux trahissaient une haine ou une crainte. Ou alors c’étaient les pommettes qui se contractaient légèrement. Mais sur ce jeune garçon rien de tout cela. Son visage ne bougeait pas. Ses yeux clignaient de façon régulière. Sa respiration gardait toujours le même rythme. On aurait dit un nourrisson endormi après avoir bien tété. Un nourrisson aux yeux ouverts. Un nourrisson qui venait de tuer un Empereur.
On le reconduisit à sa cellule. La condamnation était pour demain. La corde avait été choisie. On gardait la guillotine pour les personnages d’envergures. Et le fusil pour les militaires. Pour un gamin assassin d’Empereur, c’était la corde.
Il s’endormit sans difficulté.
Le matin, il ne regarda pas le soleil se lever par la petite ouverture de sa cellule. Il ne regarda pas au loin la mer qui se devinait par delà les toits. Ni les premières embarcations qui quittaient le port et se détachaient en de petits points blancs sur cette immensité bleue. Il ne regarda pas la ville s’éveiller lentement dans cette brume que laisse la nuit au jour. Il ne regarda rien. Il fixait la porte de sa cellule. Cette porte qui allait s’ouvrir pour laisser passer des gardes. Des gardes qui viendraient le saisir pour l’emmener sur la Grande Place. Cette Grande Place où il avait tué hier et où il allait mourir aujourd’hui.
La foule s’était rassemblée sur la Grande Place. La corde déjà, était installée sur l’estrade en bois. Celle là même où l’Empereur aurait du parler hier. La foule impatiente fixait la haute grille et d’autres fixaient la corde. La foule avait faim. Elle réclamait Jean comme les vautours pressent la mort de venir prendre l’animal blessé. Il n’y avait plus de sourire sur les visages, il n’y avait que de la haine et de la fureur. La femme au petit était là. L’enfant dans les bras, pendu à son sein. Elle criait à la mort de venir. De venir vite. La foule voulait l’assassin, elle voulait celui qui leur avait pris leur Empereur. Leur Empereur et ses médailles, leur Empereur et son sabre accroché à son ruban rouge, leur Empereur et ses victoires militaires qui avaient rendu à cette foule sa fierté. Qu’il vienne ! Qu’il nous traverse comme il a traversé le ventre de l’Empereur ! Qu’il nous traverse jusqu’à l’estrade transformée en échafaud ! Et qu’il pende suspendu à cette corde sous nos « Houra » et nos « Bravo » ! Voilà ce que disait cette foule quand la haute grille commença à trembler.
La foule s’agita de plus belle. Jean entouré par des gardes se tenait là, derrière cette grille qui s’ouvrait. Tranquille. Il voyait la corde se dessiner sur ce ciel qui allait bientôt être bleu. Il entendait la foule remplie de haine qui explosa quand elle le vit. Les injures volaient. Des crachas vinrent lui fouetter le visage. Il les laissait venir sans la moindre réaction. Ses émotions précieusement cachées. Certains dans la foule furent surpris par sa jeunesse. Il était beau. Beau et jeune. Mais la foule fut surtout frappée par son sang froid. Par ce visage sans expression qui avançait au milieu d’elle. Ce visage glaça un instant la foule. Un instant seulement. Car très vite, ce visage attisa encore plus le feu de haine qui la rongeait. Elle criait comme certains dégueulent. Il y avait encore plus de monde aujourd’hui pour la mise à mort, qu’hier pour le discours. Drôle de peuple qui préfère la haine à la joie. Jean avançait la tête droite, sans détourner le regard de l’estrade où le bourreau l’attendait. La foule ne faisait pas opposition au passage des gardes. Elle s’écartait sachant que la mort était au bout. Elle crachait juste pour montrer son dégoût absolu à cet assassin. La femme au petit, cracha. Et en crachant elle dit : « Je crache pour que tu meurs souillé. Souillé par le cracha de tout un peuple ! Et que Saint Pierre lui même ne puisse te laver de tant de souillures. » Jean entendit toute cette haine. Il continua d’avancer. Sans tourner la tête. Sans essuyer ce cracha qu’il sentait sous son œil. Il avait entendu cette haine. Et il pensait : « Oui j’ai tué l’Empereur. Mais je l’ai tué pour vous ! Et vous devriez me remercier ! L’Empereur a affamé les campagnes, semer la mort dans des régions entières, par ces guerres qui font votre fierté ! Oh quelle est belle votre fierté, et quelle a coûté chère ! Oh que de morts et d’esclaves pour qu’une foule soit fière ! Alors, oui j’ai tué l’Empereur, mais non par plaisir mais par nécessité ! Pour qu’un jour le pays soit libre. Totalement libre ! Libre et en paix ! Vous vous croyez libres ? Vous vous croyez fiers ? Vous n’êtes qu’un bouton de pus que l’Histoire explosera ! Oh quelles dangereuses dictatures celles où le peuple se pense libre. » Il avait pensé tout ceci avec force. Mais son visage le pensa avec calme. Il était au pied de l’escalier. Il monta les marches et vit le sang d’hier sur la troisième. Le sang de l’Empereur. Il avait bien fait son travail. Maintenant les autres allaient jouer leur partition, et bientôt le pays serait libre. Il pensa un instant à ses montagnes. À son village natal avec la petite fontaine où sa mère lavait le linge en été et qui gelait en hiver. Aux troupeaux de brebis qui broutaient les pâturages et dont le fromage accompagnait le vin des vendanges. Il pensa à ce pays qu’il aimait tant et pour lequel il allait mourir. Sous les crachas et les insultes de son peuple.
Le bourreau l’attrapa par l’épaule. Le guida jusqu’à la trappe. Jean était face à la foule. Elle réclamait sa mort. Certains agitaient leur pouce vers le bas comme le faisaient les Romains au temps des jeux du cirque. Il voyait leurs visages défigurés par la haine. Des vieux et des vieilles, des parents et des enfants, tout le monde n’avait pour lui que de cette chaude colère à donner. Elle leur sortait par les yeux. Elle se transformait en bave à la commissure de leurs lèvres. Jean était face à mille ogres. Ceux là même qui l’effrayaient dans les contes quand il était petit. Mais aujourd’hui il n’avait pas peur. Il les regardait sans les défier, le visage toujours fermé. Il aurait aimé avoir le temps de les voir tous. De les regarder un instant chacun. Pour partir avec toutes leurs haines. Sans en oublier une. Le bourreau lui passa la corde autour du cou. Les mille voix de la foule mélangées en une seule firent un « Houra ! » gigantesque. Puis ces milles bouches se mirent à scander en rythme : « À mort ! À mort ! À mort ! ». Les petits comme les vieux, les femmes comme les hommes, tous criaient ces deux mots. Le bourreau se plaça à côté du levier qui actionnait la trappe. La foule rugit. Jean continuait de regarder la foule. Il les trouvait laids. Comme la haine peut rendre laid. Il les regarda tous. Et tous le regardaient. Il opposait son masque froid à leur haine chaude. Il opposait son visage neutre à leurs visages suintants et déformés. Et, à cette foule hostile qui réclamait sa mort, Jean sourit. Et le bourreau actionna la trappe.