Guilhem Cornut – Prix du public du Concours d’écriture #1 Les Folles Fictions
Nous étions au cœur de l’été et le soleil brulait la peau, sans laisser place à aucun nuage ni aucune brise depuis bientôt deux mois. Le thermostat affichait 50 degrés à l’ombre, à 10 heures du matin. Le gouvernement avait déclaré l’alerte rouge au soleil. Ce qui consistait surtout à l’interdiction d’être à l’extérieur sans sa combinaison, entre 9h et 19h. Autant que je me souvienne, il y avait toujours au moins un moment dans l’été où cette alerte était déclenchée. D’après mon grand- père, les températures avaient augmenté exponentiellement à partir de 2050. Et toujours selon lui, le monde était bien mieux avant. Mais j’avais lu sur l’hypernet que les anciens trouvaient toujours que « C’était mieux avant ! ». Avec mon meilleur ami, Everest, nous nous rendions comme chaque après- midi au centre de cyber-réalité. Everest était mon ami depuis toujours. Il était orphelin depuis des années et avait appris à vivre et à se débrouiller seul. C’était vraiment un gars génial. Je m’estimais très chanceux qu’il me considéra comme le frère qu’il n’avait pas eu. En fait, personne n’avait de frère ni de sœur depuis la loi Roy-Muller. Everest avait beaucoup de succès. Académiquement déjà, sportivement aussi, et également avec les filles. Mais il disait s’en moquer. Ce qui lui importait, comme il disait, « c’était de trouver un sens à sa vie ». Il voulait trouver quelque chose qui « le dépassait, pour laquelle il pourrait mourir », toujours selon ses mots. À cette époque, je ne saisissais pas vraiment ce qui l’animait. Et surtout je ne le comprenais pas. Nos vies étaient simples, faciles, Nous ne manquions de rien. Puis nous étions jeunes. Il fallait profiter, être dans le présent, ne pas se prendre la tête.
Au centre de cyber-réalité nous rejoignîmes notre bande. Minerva était là.
Minerva était une blonde sportive toujours en train de parler, de bouger. Bref, une vraie pile électrique. Il y avait aussi Natura, elle était bien plus calme que Minerva, mais regorgeait à chaque fois d’idée plus ingénieuses les unes que les autres. Le dernier membre de notre bande, c’était Cosmo. Lui par contre ce n’était pas un génie. Mais, c’était la personne la plus gentille que je connaissais. Il était aussi un spécialiste des blagues limites, ce qui lui avait valu de nombreuses exclusions pendant sa scolarité.
Passant d’une combinaison à une autre, nous voilà maintenant équipés d’une armure haptique, qui permet de simuler les coups et les différentes forces, et d’une grosse paire de lunettes qui nous transportèrent dans un monde virtuel. Ce jour-là, c’était le tour de Natura de choisir les activités. Nous débutions donc par combattre des zombies à San Francisco, puis par faire des courses de moto dans Bangkok, une promenade dans Venise, et pour finir, nous avions joué au foot à Rio de Janeiro.
Cosmo fit d’ailleurs remarquer que Natura n’avait choisi que des lieux qui n’existaient désormais plus, ayant tous été ensevelis sous les eaux. Elle haussa les épaules, disant qu’elle n’avait pas fait exprès.
Après autant de sport et de sensations, il était temps de nous détendre. Nous nous sommes donc installés au JuiceBar le plus proche. Nous prîmes tous un jus concombre-kiwi, sauf Everest qui prit à la betterave et au persil. Minerva en profita pour nous parler d’une soirée à laquelle nous étions tous conviés. Personne ne tenait vraiment à y aller, mais elle insista tellement que nous nous laissâmes convaincre.
Qu’est-ce qu’elle pouvait être pénible parfois. « Il y aura Ìde » ajouta-t-elle. Je ne pus m’empêcher de laisser apparaitre sur mon visage un grand sourire. Et il n’était pas nécessaire d’en dire plus pour éveiller mon envie d’aller à cette soirée.
Nous nous séparâmes donc, le temps pour chacun de rentrer chez soi pour nous préparer. À 19h30, La Volante-Royce des parents d’Everest vint me prendre directement à ma fenêtre, au 63eme étage de mon immeuble. La Volante-Royce, c’est un véhicule entre le drone et l’hélicoptère. Et bien sûr, pas besoin d’un chauffeur, le pilotage est automatique. En à peine une demi-heure, toute la cité était traversée et retraversée pour récupérer tous nos amis et nous rendre à la fête. Nous arrivâmes avec une douzaine de minutes de retard. Ce qui était relativement grave. Plus personne ne tolérait les retards. Les organisateurs ne voulaient pas nous laisser passer. Ce fut Minerva et son sens de la persuasion, encore une fois (peut-être aussi son exubérance) qui nous permit d’être admis. Après un scanner corporel, suivi d’une fouille au corps, et d’une vérification d’identité biométrique, nous entrâmes enfin dans l’enceinte, qui n’était pas pleine. C’était ma première fois dans ce que l’on appelait une « boîte de nuit ». La piste de danse était au rez-de-chaussée. A l’étage se trouvaient les tables et le bar. Cosmo proposa de commencer par aller boire un verre au bar. À la carte, uniquement des jus de fruits et de légumes, des sirops, des infusions, du thé et de l’eau pétillante. Il était aussi possible de manger. Au menu, des fruits à coque, des insectes grillés et des brochettes de tofu. Je pris un jus de pomme et m’empressai de m’assoir à une table qui venait de se libérer. Mes amis me rejoignirent. Natura et Everest se lancèrent dans une de leurs fameuses discussions sur la société. Cosmo rejoignit la conversation, bien qu’il n’eût rien d’intéressant à y apporter. Minerva ne resta pas longtemps et alla en bas pour danser. Pour ma part, toujours assis, je cherchais Ìde du regard. Everest qui avait bien compris ce qui m’importait à cet instant-là, me la montra du doigt. Elle était seule, au niveau du bar. Habillée tout en noir, elle sirotait sa boisson à la paille en remuant légèrement son corps en rythme avec la musique. Elle n’avait aucun défaut. Son visage parfaitement équilibré, son nez fin, ses beaux yeux vert-bleus, sa peau légèrement hâlée, sa chevelure brune retombant au niveau des épaules… Ce n’était que la deuxième fois que je la voyais, mais j’éprouvais quelque chose pour cette fille que je n’avais jamais ressenti auparavant. Rien qu’en la regardant je sentais mon rythme cardiaque et ma
respiration s’accélérer. Bien plus que lorsqu’une horde de zombie me dévorait, plus tôt dans la journée. Everest, rejoint par Cosmo, insistait pour que j’y aille. Bien que je ne fusse pas timide, je n’avais pas osé. Ce que je regrettai amèrement quelques minutes plus tard quand un beau jeune homme s’installa à ses côtés. Déçu, jaloux et en colère contre moi-même, je rejoignis Minerva pour danser. Cosmo nous retrouva peu après. Intrigué par la présence d’hommes âgés d’une quarantaine d’années en uniforme, je demandai à Cosmo, qui fréquentait souvent ce genre d’endroit, ce qu’ils faisaient là. Il me répondit que c’étaient des chaperons, qu’ils s’assuraient qu’il n’y avait aucun contact physique, que personne ne danse trop sensuellement, que le DJ respecte le volume sonore de 50 dB, qu’aucun verre ne contiennent du soda, et évidemment que personne ne boive de l’alcool ou ne fume tabac ou drogue. À cet instant précis, je commençais à comprendre pourquoi mon grand-père n’arrêtait pas de répéter que « c’était mieux avant ».
Une heure plus tard je remontai à la table avec Cosmo pour chercher nos deux autres acolytes qui n’étaient pas encore venus danser. Ma respiration se coupa un instant. Assis à côté de Natura et Everest : Ìde. J’hésitais à les rejoindre. Mais avant que je pusse prendre une décision, Everest m’avait vu et me faisait de grands signes. Je n’avais plus le choix, et tant mieux. Sacré Everest ! J’espérais seulement qu’Ìde n’avait pas eu le temps de tomber sous son charme. Je m’assis donc avec eux.
Cosmo, avec la lourdeur qui le caractérisait, ne put s’empêcher de repartir, en embarquant mes deux autres amis, prétextant qu’il y avait « quelque chose de très bizarre en bas qu’il fallait absolument qu’il leurs montre ». En partant, il fit en ma direction un clin d’œil très appuyé, qui n’avait certainement pas échappé à Ìde qui se tenait à ma droite.
« Alors, les affaires vont bien ? » demandais-je un peu confus, ne sachant que dire d’autre. Elle m’avait en effet confié lors de notre première rencontre que son travail était de trouver des clients dignes de confiance pour le compte de son patron, mais qu’elle ne pouvait pas m’en dire plus par souci de confidentialité. Cette discrétion sur son activité avait encore accentué mon attirance envers elle. Elle répondit à ma question que ça ne pouvait pas aller mieux et que son patron appréciait son travail. Une demi-heure d’échange très agréable s’ensuivit. Agréable également parce que j’avais la sensation qu’elle aussi passait un bon moment.
23h30, les chaperons avaient fait le tour de la salle pour nous prier de partir. Ìde proposa alors à toute l’équipe de continuer la soirée dans un autre bar. Nous la regardions, perplexes. Natura lui rappela que le couvre-feu démarrait dans 30 minutes. Et qu’il était donc impossible d’être dans un lieu public passé minuit, sous peine d’être incarcérer une semaine, complété d’une amende considérable, et de plusieurs points négatifs sur notre dossier de citoyen. Ìde nous regarda avec un léger sourire en coin. Elle ouvrit la bouche, puis se ravisa. Minerva et Cosmo profitèrent du silence qui s’installait pour déclarer en cœur qu’ils la suivraient. Ils se mirent à négocier pour que nous fassions de même. En ce qui me concernait, j’étais déjà convaincu. Ce que j’énonçai à haute voix. Everest trouvait cela stupide et tenta de m’en dissuader, mais savait que mon envie de suivre Ìde l’empêcherait de me faire entendre raison. Lui aussi viendrait donc, se sentant obligé de m’accompagner dans cette entreprise très risquée. Natura n’avait alors plus vraiment le choix.
La voiture volante d’Everest nous récupéra tous. Pendant le trajet, aucun bruit. Tout le monde, hormis Ìde et Cosmo, semblait avoir peur, réalisant les risques encourus et les conséquences graves auxquelles on s’exposait. Nous allions transgresser la loi. Everest paraissait très soucieux et nos regards ne se sont pas croisés durant toute la durée du vol. J’avais la sensation de l’avoir déçu et mis dans une position délicate. Je m’en voulais pour ça. Cosmo, lui, ne pouvait camoufler son excitation et son impatience. Ìde, quant à elle, se comportait naturellement et n’apparaissait pas perturbée.
À l’approche de notre destination, Ìde prit les commandes de l’appareil. Elle accéléra franchement. Elle se dirigea verticalement vers le bas à une vitesse inquiétante. Everest, affolé, n’eut pas le temps de lui ordonner de ralentir que nous avions déjà atteint le sol. Enfin… Aurions-nous dû devrais-je dire. Une porte horizontale s’était ouverte très succinctement, nous laissant à peine la place de nous introduire dans un hangar souterrain. D’autres Volante-Royce y stationnaient déjà, mais aussi des motos volantes, des vaisseaux pouvant transporter une vingtaine de personnes et des jets-pack. Fière de son coup, Ìde se retourna pour nous observer un par un et admirer nos têtes. « Bienvenue au SpeakEasy » lâcha-t-elle, enjouée. Natura, passionnée d’histoire, apprécia la référence.
Ìde descendit la première et nous amena vers le sas d’entrée. Deux grands gaillards, équipés de pistolet laser à puissance ajustable et de grenades à plasma, nous fixaient. Ça donnait le ton. Mais avant qu’un des deux ne puisse dire quoi que ce soit, Ìde leur indiqua que nous étions ses invités. Ils acquiescèrent. Nous sortions du sas. Un ascenseur sonique nous déposa en quelques secondes trois cents mètres plus bas.
Les portes s’ouvrirent.
Le spectacle qui s’offrit à nous était incroyable. L’air de la pièce était difficilement respirable, à cause d’un parfum que je n’avais jamais senti auparavant, à la fois pesant et dont l’arôme était subtil et enivrant. L’ouïe était amplement sollicitée aussi. La musique, bien plus forte et entraînante que dans la boîte précédente nous attirait vers la piste de danse qui se situait juste devant l’ascenseur. Ìde s’engouffra au milieu de la masse. Elle revint 5 minutes plus tard avec 2 plateaux remplis d’une douzaine de verres chacun. Certains très grands, et d’autres très petits, de la taille du pouce et elle nous invita à nous assoir à une des tables qui bordaient la piste. Elle présenta les différentes boissons que contenaient les verres. Je ne savais même pas que la production d’alcool existait encore. Nous avions tous tellement de questions à lui poser. Les devinant, elle répondit par un seul mot :
« buvez ! ». Une fois que tous les verres furent finis, j’éprouvais un mix inédit de sensations. Je me sentais heureux, euphorique même, confiant comme jamais, et profondément détendu. Ìde alla chercher une deuxième tourné de verres, je lui emboitai le pas. Mais je la perdis rapidement de vue parmi tout ce monde. Pas grave, j’allais en profiter pour faire un tour. L’intérieur était composé de plusieurs salles.
Celle située légèrement en contrebas était animée par un groupe de musiciens équipés de guitares, d’un gars qui tapait fort sur de larges caisses cylindriques, et d’une femme qui criait dans un micro. Je poursuivis ma petite expédition. Dans la
salle suivante, la musique était beaucoup moins forte. Je décidai donc de m’assoir un peu pour me reposer. Au milieu de la pièce, un large podium, avec des barres de fer dans chaque recoin. Une voix masculine s’éleva, plus fort que la musique : « veuillez accueillir Cheetah comme elle le mérite ». Comme le reste de l’assemblée, j’applaudis chaleureusement sans savoir qui était cette Cheetah. Une femme peu vêtue fit alors son apparition et continua de se déshabiller étape par étape sous les sifflets du public. Très mal à l’aise devant cette exhibition inattendue, je me déplaçai vers la dernière salle. Dans celle-ci un pianiste s’occupait de la musique, tandis que des hommes et des femmes habillés en costume et en longues robes scintillantes l’écoutaient en buvant. Certains avaient aussi un tube marron au creux des lèvres.
D’autres dégustaient un épais morceau de steak. La consommation de viande était pourtant prohibée. Mais peu importe après tout, ce n’était pas le seul interdit qui était bravé en ce lieu.
Je n’avais d’ailleurs jamais rien vu de si déraisonnable. Peut-être devrais-je préciser dans la vraie vie. Car j’avais déjà vu des soirées similaires dans des films. Bien que plus personne ne regarde de films depuis deux ou trois décennies, j’en regardai un par semaine avec mon grand-père le samedi après-midi car le cinéma était une de ses grandes passions et qu’il aimait la partager avec moi. J’avais fini par prendre goût à ce divertissement simpliste.
Je sentis soudain une main se poser sur mon épaule. Je me retournai péniblement à cause des effets de l’alcool, manquant de trébucher de peu. En face, Ìde semblait plus fragile que d’habitude. Elle me regarda intensément, hésita, puis m’embrassa fougueusement.
Ce sont là mes derniers souvenirs de cette soirée initiatique.
Je me réveillais dans une capsule de sommeil, chez Everest, en plein après- midi. Je redoutais le moment qui allait suivre. Je redoutais que notre amitié de toujours soit compromise. Je redoutais d’avoir peut-être échangé les heures les plus mémorables de mon existence contre l’estime de mon frère.
Everest fit irruption dans la chambre. Contre toute attente, son visage était illuminé. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Impossible de l’interrompre pendant qu’il me racontait toute sa soirée dans les moindres détails. Il passa le reste de l’après-midi à remettre en cause ses idéaux, tout ce en quoi il avait toujours cru. Il avait changé.
Il insista pour que je contacte Ìde et qu’on y retournâmes le soir même. Je ne pouvais lui refuser ce service, lui qui ne me demandait jamais rien en échange de toutes les choses qu’il m’avait apprises et de toute l’aide qu’il m’avait apportée.
J’appelai donc Ìde depuis la borne holographique. Même en projection d’images 3D, Ìde était sublime.
D’innombrable autres soirées dans cet établissement suivirent. Et aucun de nous ne s’en lassait. Nous vivions la meilleure période de notre vie. Le gérant avait même fini par nous proposer le même travail que celui d’Ìde. À savoir démarcher de nouveaux clients riches et discrets et agrandir la notoriété du club mais sans que les autorités n’en entendent jamais parler. Ce fut notre seule occupation à Minerva, Natura, Cosmo, Everest, Ìde et moi pendant environ une année. Grâce à nous, le club avait vu sa fréquentation doubler, au point qu’il était maintenant ouvert tous les soirs de la semaine, ouvrait plus tôt et fermait plus tard.
Ce qui n’était au début qu’une idylle passionnée se transforma en couple sérieux. Il y avait une vraie alchimie entre Ìde et moi et nous étions très amoureux. Certes nous nous disputions de temps en temps, mais l’issue était toujours bienheureuse. Nous nous projetions même vers l’avenir. Exercice que je n’avais jamais effectué dans aucun des aspects de ma vie. Nous nous imaginions avec notre enfant. Et pourquoi pas en avoir deux, ou trois. Après tout nous nous affranchissions déjà de bien des règles. Et en plus force est de reconnaître que nous étions doués pour cela.
De son côté, Everest avait trouvé sa voie. Mais promouvoir le SpeakEasy ne lui suffisait plus. Il voulait ouvrir son propre bar. Il voulait même en ouvrir plusieurs. Il n’arrêter pas de clamer que les vraies soirées ne pouvaient pas être uniquement destinées aux plus aisés. Il voulait que tout le monde en profite. Son nouveau credo était de « démocratiser la fête ». Dans ses rêves, il n’aspirait qu’à une chose. Rendre la fête légale. Après mûres réflexions, nous nous lançâmes tous avec lui dans cette nouvelle imprudence.
*
Les années ont passé. Le premier bar que nous avions ouvert avait connu un succès très rapide. Nous l’avions appelé le Please don’tell !. L’atmosphère était jazzy et feutrée. Très vite nous en créâmes un nouveau, puis un autre et encore un…
Chaque fois en changeant l’ambiance. Nous avions aussi adapté notre style vestimentaire. Sous mes suggestions, nous avions adopté l’élégance mafieuse des Al Pacino, De Niro et Diane Keaton dans la saga centenaire « le Parrain ». Des films encore plus vieux que mon grand-père. D’ailleurs ce dernier était le seul, hormis ma compagne et les 4 autres hors-la-loi de ma bande, à qui je faisais des confidences sur ma vie cachée. Il disait que je jouais à un jeu dangereux et cela l’inquiétait. Mais son attitude envers moi avait changé. Son regard était maintenant rempli d’admiration et de fierté. Il était heureux d’avoir instillé cette étincelle en moi. Et je le remerciais pour cela.
Dans le petit monde de la nuit qui n’arrêtait pas de s’agrandir depuis que nous l’avions intégré, nous étions célèbres et sans cesse sollicités. Tout le monde voulait nous rencontrer. Parfois pour nous encourager, nous féliciter ou par pur intérêt. Le seul souci que nous connaissions était que les trafics d’alcool, de viandes, de cigarettes et de cigares croissaient moins vite que nos clubs. Nous étions devenus les rois de la nuit. Mais il nous fallait rester humbles. C’est en tout cas ce que répétait sans cesse Everest qui s’angoissait de la mise en péril de notre clandestinité au fur et à mesure que notre business grandissait.
Pour Noël, nous nous étions offert le club où tout avait commencé une dizaine d’années plus tôt. Le SpeakEasy. Nous décidâmes d’y célébrer le passage à l’année 2080. Malgré les querelles, notre clan restait soudé. Je voulais profiter de cette soirée pour demander Ìde en mariage. Personne n’officialisait ses relations. Mais nous n’étions définitivement pas dans la norme.
La soirée était encore une réussite. Minuit approchait et l’impatience régnait dans le club. Nous étions tous les six assis tranquillement dans le piano-bar, nous remémorant nos gloires quand la musique et la lumière se coupèrent. Les clients supposèrent que c’était prévu. Ce n’était pourtant absolument pas volontaire. La consommation en électricité à cet instant précis de l’année était colossale. Mais pas de panique, nos réserves énergétiques allaient prendre le relais. Il suffisait juste de rationner légèrement en diminuant le volume et l’intensité lumineuse. Ce qui instaura une ambiance intimiste bienvenue pour mes projets. Mais soudain de faibles bruits d’explosions résonnèrent. La foule soupçonnait toujours l’arrivé d’une surprise qu’on leur aurait préparé. Mais à notre table nous étions perplexes, nous nous observions pour comprendre qui avait organisé ce raffut. Visiblement l’auteur de cette manœuvre ne souhaitait pas se dévoiler. Nous nous rendîmes donc sur la grande piste centrale pour en découvrir davantage. L’ascenseur amorçait sa descente. Tout le monde avait les yeux rivés vers celui-ci. Les quelques secondes que cela prenait d’habitude me parurent bien plus longues. Les portes de la cabine s’ouvrirent. Un commando constitué à moitié d’humains et à moitié d’humanoïdes de combat surgit. Stupeur dans l’établissement ! La plupart du public croyait toujours à une blague. Je l’espérais aussi. Jusqu’à ce que l’escadron se dispersa en tirant à l’arme paralysante sur tous ceux qui avaient compris et essayaient de fuir. Je restais figé, réalisant lentement ce qui se déroulait autour de moi. Les soldats humains menottaient les individus immobilisés ou n’opposant pas de résistance, tandis que les robots tiraient sur tous ceux qui bougeaient.
Au milieu du chaos, je reconnus la voix de Minerva, ce qui me permit de la distinguer. Elle se situait proche des escaliers. Un automate la frappait brutalement au sol. Je l’entendis hurler jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse de douleur. L’humanoïde continuait de la battre avec la même dureté. Ce spectacle insoutenable fut stoppé par Everest qui se jeta sur lui de toutes ses forces. Ils dévalèrent lourdement les marches et se relevèrent presque en même temps. Le robot arma un crochet du droit qu’Everest esquiva habilement en se baissant, mais ne vit pas venir l’uppercut qui vint cogner violemment son menton. Il s’étala sur sol, presque inconscient. Le leader du commando, qui n’avait rien manqué de la scène, s’approcha et tira à deux reprises. Le vacarme ambiant stoppa net. Le temps aussi semblait s’être arrêté. Plus personne n’osait bouger. Même l’automate qui avait assommé Everest ne semblait pas savoir comment réagir. L’officier avait utilisé son arme létale. Il venait d’exécuter mon frère.
Je restais immobile, effondré. Doucement, les arrestations reprirent. J’observai Ìde être embarquée, ainsi que tous mes autres amis.
*
Astucieusement, Natura avait diffusé toutes les images de l’intervention militaire sur l’hypernet. Dès le lendemain les médias les retransmettaient en boucle.
L’indignation se propagea dans le monde entier. Les mois passaient et la révolte s’intensifiait. Les rues étaient devenues le théâtre de scènes de guerre. L’événement avait pris des proportions hors-normes.
Un mouvement de rébellion mondial était né. Ça allait bien au-delà de la fête, c’était toute la société qui était remise en question. Et le symbole de ce souffle nouveau, c’était Everest.