Daniel Pujo
L’histoire. Tu as choisi un domaine d’étude intéressant mon cher Nicolas. J’ai longtemps été intrigué par l’histoire, par son rapport au temps et sa transmission. Tu vois mon garçon, pour croire en l’histoire, il faut faire confiance aux acteurs qui l’ont bâtie, croire au passé et étudier les preuves dont nous disposons. Avant que tu ne te lances dans de passionnantes expertises, je préfère te mettre en garde. Malgré toutes les informations qui ont pu être collectées à travers les âges, n’oublie jamais une chose : l’histoire est par essence incertaine car elle dépend de trop de variables inconnues que tu ne peux ni cerner, ni contrôler. Si elle se veut vraie au possible, elle nécessite parfois des modifications afin d’être juste. Le passé est malléable et il peut être déformé afin de réécrire l’histoire. Nous avons encore quelques heures avant ton départ pour l’université, alors laisse ton grand-père te faire part d’un vieux récit, celui qui décrit comment un homme a eu la brillante idée de masquer une partie de l’histoire afin de préserver l’avenir. Prête attention Nicolas, tu vas entendre mon histoire, ou devrais-je dire l’histoire.
Il y a des siècles de cela mon cher Nicolas, dans ce qui est aujourd’hui l’Europe que tu connais, régnait un monde moribond. Tout n’était plus qu’ombre et désespoir, les sols étaient humidifiés par le sang et les larmes des habitants, le chaos régnait et la terreur habitait chaque visage usé et vidé de toute force vitale. Des cadavres s’empilaient dans les coins des villes, des exécutions publiques quotidiennes se tenaient sur les places principales anciennement réservées au marché. Seul un monument semblait prospérer. Doré mais froid, majestueux mais terrifiant, il s’agissait du palais de l’empereur Calil le puissant. Il était sans nul doute le plus grand despote de l’histoire. Il avait conquis puis massacrés les peuples de l’est, asservi sa propre population et s’était rendu coupable de crimes de masse qui, aujourd’hui mon cher Nicolas, feraient passer les plus horribles crimes contre l’humanité pour de simples vétilles de l’histoire. Le peuple n’avait plus la force de se défendre. Maintes révoltes avaient vu le jour mais les répressions qui s’en suivirent avaient été d’une violence inouïe. Il était rare à cette époque de croiser quelqu’un qui n’était pas en deuil ou habité par une désolation mortifère. Mais un jour, une femme parvint à réanimer une infime lueur d’espoir dans les cœurs des oppressés. Alors qu’elle avait été condamnée à mort et qu’elle montait lentement les marches qui la guidaient inexorablement vers la pendaison, elle s’arrêta, leva la tête vers l’empereur Calil qui assistait depuis sa loge à ce qu’il aimait appeler le spectacle, et annonça d’une voix forte quoique tremblante : -Memento mori, souviens toi que tu vas mourir. Tu peux continuer à terrifier ton peuple depuis ton trône mais n’oublie pas que tu n’es qu’un homme. Un jour la mort viendra te chercher et tu ne pourras pas lui échapper. Sur ces derniers mots, le sol se déroba sous ses pieds et la corde se tendit des heures durant.
Les années qui suivirent virent naître l’émergence d’une opposition qui agissait dans la plus grande discrétion. Encouragée par les paroles de la femme pendue, la révolution comptait sur le temps comme allié précieux pour mettre fin au règne du despote. Alors que le royaume ne cessait de péricliter, l’emprise du tyran Calil devenait chaque jour moins forte. Des rumeurs comme quoi ce dernier était mourant commencèrent à circuler. Il faut dire que du haut de ses quatre-vingt-cinq ans, l’empereur était rongé par la maladie, et la mort qu’il avait lui-même tant répandue par le passé n’avait de cesse de le traquer. C’est ainsi qu’une légion de la rébellion décida de prendre d’assaut le palais. Les affrontements se succédèrent et les deux camps souffraient de pertes considérables. Mais dans cette bataille méconnue de l’histoire, l’armée de l’empire ne pouvait plus tenir face aux nombreux assaillants de la révolution. Les défendeurs étaient encerclés et après des mois d’affrontements, ils n’eurent
d’autre choix que de capituler malgré les ordres menaçants d’un empereur à l’agonie. Les rebelles entrèrent dans le palais et firent prisonniers les derniers soldats avant de mettre l’empereur à l’arrêt. L’annonce de la fin du règne de Calil fit grand bruit dans tout l’empire, mais contre toute attente, les populations ne fêtèrent pas cet événement. Les habitants restèrent enfermés chez eux, murés dans un silence de mort, un silence de deuil. Ces décennies de tyrannie, de massacres et d’horreur avaient eu raison d’eux. Ils n’étaient pas morts à proprement parlé, mais il ne restait pas grand-chose de vivant en eux. L’empereur Calil avait réussi à assouvir son dessein : mettre un peuple à genoux ; et bien qu’il fût enfermé, son souvenir continuait à hanter les esprits et torturer les consciences.
Quelques semaines après l’arrestation de Calil le puissant se tint son procès. Oui mon cher Nicolas, à cette époque même le plus terrible des criminels devait être jugé en accord avec les lois. Je te l’accorde, après le règne du tyran, les lois n’étaient qu’un vague vestige d’un passé révolu. Mais alors que l’empire se relevait de sa sombre période, les nouvelles institutions dirigeantes démocratiques estimèrent qu’un procès public était nécessaire pour condamner l’homme le plus abject de tous les temps. Ce fut le procès le plus retentissant de l’histoire. La foule abondait autour de la place publique de la capitale quand le prisonnier fut présenté. Tout le monde se tu en voyant Calil. Malgré son aspect d’infirme mourant aveuglé par la lumière du jour après avoir passé des semaines au cachot, le tyran dégageait encore une aura monstrueuse qui terrifiait la foule. Son sourire sadique parvenait à lui seul à emplir le cœur des habitants d’effroi. Si sa position devait le présenter sous le jour d’un homme dominé, il n’en était rien, il contrôlait toujours les esprits avec sa présence démoniaque. Le procès s’éternisa, il faut dire qu’il y avait pléthore de crimes à énumérer mon cher Nicolas, et lorsque vint l’heure du premier verdict, le juge principal annonça la condamnation à mort de Calil par pendaison dans les plus brefs délais pour multiples crimes contre l’humanité et nombreuses autres monstruosités que je me passerai bien de t’énoncer, je ne veux pas prendre trop de ton temps. L’empereur qui jusque-là était resté muet se redressa fièrement et d’une forte voix chargée de cruauté, il s’écria : -Vous pouvez me haïr, vous pouvez me condamner, vous pouvez m’exécuter, cela n’a aucune importance car je ne mourrai jamais. On se souviendra de moi dans les générations futures, on tremblera à la simple mention de mon nom, on parlera de moi dans toutes les leçons d’histoire, dans tous les récits d’horreur. J’ai dominé le royaume, j’ai asservi et terrorisé la population, j’ai gravé à jamais avec votre sang mon nom dans l’histoire. Je suis l’empereur Calil le puissant, le plus grand seigneur de mon temps et je passerai à la postérité. -Damnatio memoriae ! Ces paroles laissèrent Calil de glace. Le juge principal se leva et répéta : -Damnatio memoriae ! Ce tribunal te condamne à la damnation de la mémoire Calil. A ta mort tu seras définitivement effacé de l’histoire. Les livres ne parleront pas de toi, les récits ne te citeront pas, ton souvenir ne hantera aucun esprit. Il n’y aura pas de postérité pour toi car nous allons enfermer ton souvenir à perpétuité ! Personne ne se souviendra de toi Calil, tu as traumatisé une génération mais ton emprise n’ira pas plus loin, je t’en fais le serment. -Croyez-vous vraiment pouvoir m’effacer aussi facilement ? La trainée de sang que je laisse derrière moi est indélébile, je vous maudis tous, vous m’entendez ? Moi, le grand Cail, ne serai jamais oublié ! Sur ces dernières paroles rageuses, l’empereur fut conduit dans sa cellule où il pourrait y vivre ses derniers jours de condamné.
Ainsi, il fut décidé pour le bien de l’humanité et des générations futures que l’empereur devait être effacé de l’histoire à tout jamais. Mais comme tu dois t’en douter mon cher Nicolas, faire oublier un pan de l’histoire est loin d’être chose aisée. A la suite de l’exécution de Calil, les plus grands esprits de l’époque se réunirent afin de trouver une
solution pour supprimer tout souvenir de l’empereur. La tâche était ardue : l’empire comptait d’innombrables statues à l’effigie du souverain, l’embrigadement avait été tel que nombreux étaient les ouvrages qui mentionnaient le terrible nom de Calil le puissant. Des lois dites de l’oubli furent envisagées, la destruction des monuments fut proposée, mais au fond, tout le monde savait que ces mesures ne suffiraient pas. Il fallait se rendre à l’évidence, même aux tréfonds des enfers l’empereur continuerait à exercer son emprise, il était parvenu à maudire l’histoire de son nom et même la damnation de la mémoire semblait impuissante. Mais c’est alors qu’un homme proposa une idée d’une simplicité déconcertante mais d’une ingéniosité sans pareille. Il était l’un des plus grands philosophes de l’époque et avait théorisé de nombreux concepts sur la mémoire, l’oubli et la faculté à occulter des informations. Il pensait qu’il était impossible de forcer un oubli par la simple volonté, car pour lui, l’unique fait de vouloir oublier impliquait un souvenir inconscient de la chose qu’il fallait refouler. En définitive, on finirait par se souvenir ce pourquoi on voulait oublier, c’était inexorable. Il fit donc part aux penseurs présents de sa théorie. Selon lui, il n’était pas forcément nécessaire d’effacer le souvenir de l’empereur, il suffisait de le recouvrir assez profondément pour l’empêcher de resurgir à jamais, comme si on enterrait un corps si profondément qui personne ne creuserait jamais assez longtemps pour le déterrer. Quand on y pense aujourd’hui, mon cher Nicolas, c’est plutôt ingénieux. Quelle meilleure idée pour oublier un souvenir que de le cacher avec d’autres souvenirs ? L’idée gagna rapidement l’approbation des personnes qui s’étaient réunies ce jour-là. Le nom de Calil fut effacé des récits, les gravures furent détruites et les statues abattues. Ils modifièrent les textes qui mentionnaient l’empereur, ils remodelèrent l’histoire et en créèrent de nouvelles afin de recouvrir au mieux la sombre période de règne despotique. Des lois qui interdirent toute mention du nom de Calil furent votées, le palais fut détruit et un autodafé fit partir en fumée tous les écrits à la gloire de l’empereur. Bientôt, Calil n’exista plus, du moins en apparence. Les derniers fidèles de Calil avaient été exécutés pour haute trahison et les habitants, quant à eux, avaient tenu leur engagement en refusant de transmettre leur histoire à leurs descendants. La tyrannie était enfin à sa place, enterrée là où personne ne viendrait jamais la chercher. La damnation de la mémoire voulait que l’empereur soit effacé de l’histoire mais la réalité avait été tout autre. Il n’avait pas été gommé, il avait été recouvert pas maintes histoires inventées à travers les générations, si bien qu’il ne resta bientôt plus aucune trace apparente de lui et de ses actes abominables.
Nous arrivons à la fin du récit mon cher Nicolas, voilà comment le tyran Calil fut balayé de l’histoire par la simple invention d’un homme dont le nom est aujourd’hui devenu populaire sans qu’on sache réellement pourquoi. Tu l’auras compris mon garçon, le philosophe s’appelait Auguste Masque et de son nom naquis un verbe représentatif de sa théorie pour cacher un pan douloureux du passé. Si tu me permets l’anachronisme, on peut considérer qu’Auguste avait réussi en son temps ce que nul autre n’est jamais parvenu à faire, à savoir masquer un fait historique. Tu dois maintenant te demander comment je peux connaître ces détails alors qu’ils ont été effacés de l’histoire, la vraie, celle avec un grand H. La vérité c’est que l’ingénieux processus qui provoqua l’oubli généralisé de cette époque tragique avait été incomplet à un certain égard. Il reste un livre qui décèle la vérité et qui se transmet de génération en génération chez les descendants de l’empereur, afin de permettre à cette ligne maudite de savoir d’où elle vient et qui elle est réellement. Renier l’histoire est risqué, le danger est de condamner la population à commettre les mêmes erreurs encore et encore. C’est pourquoi mon cher Nicolas, si un jour une situation semblable à celle de mon histoire voit le jour, le livre devra être mis en lumière. Il s’intitule l’Histoire masquée, et aujourd’hui, l’heure est venue pour moi de t’en faire cadeau.