Le jeu de lire ou la théorie de Michel Picard

On était déjà à la fin de l’hiver, le gros de l’année était derrière nous, les concours approchaient. On étudiait Hugo. Hugo, qui dans l’extrait du jour, avait délibérément et explicitement proposé deux niveaux de lecture : on pouvait se limiter à l’intrigue et se laisser emporter par l’intensité dramatique du moment, ou bien relever le défi, chercher à interpréter les indices disséminés par Hugo lui-même pour comprendre une signification cachée de l’extrait, découvrir la face cachée des personnages et le sens inavouable de leurs actes. 


Pour illustrer cette vision de la littérature, notre professeur nous propos ait une citation de Michel Picard. Nom obscur, mais théorie bien claire : « La littérature comme jeu », ou comment comprendre les tenants et les aboutissants de l’activité de lecture. 

Il part donc du mot « jeu » en anglais, qui peut se traduire en français de deux façons : tout d’abord « play », un jeu léger, enfantin, sans prise de tête, car il ne re cherche que le divertissement. Une lecture au premier degré, en somme. On ne lit que pour des sensations de surface, pour se projeter dans un monde qui n’est pas le nôtre, voire une peau qui n’est pas la nôtre. 

Et puis, il y a « game ». Le game, c’est un autre niveau de lecture. C’est le niveau du jeu sérieux, donc, de l’analyse. Celui où on lit, où on apprécie l’histoire, mais où on n’a pas de temps à perdre avec de vaines émotions. On se prend la tête à en chercher une signification plus subtile et surtout, on aime ça. On ne l’apprécie pas forcément, quand on découvre les joies du commentaire littéraire au lycée. Il y a ceux qui se prêtent au jeu, puis il y a ceux qui se demandent quel est l’intérêt de débattre pendant une heure de la raison pour laquelle l’auteur a choisi qu’un rideau soit bleu. 
En ce qui me concerne, j’ai très vite apprécié les règles du game, et dès la seconde, j’ai su que je voulais le pousser jusqu’au bout, c’est-à-dire, faire du jeu mon domaine d’études. Je sentais en étudiant mon programme de première qu’un monde de sens se cachait derrière tous les mots que nous avalions, et qu’il était là, s’offrant à moitié sous mes yeux avec son air aguicheur. Impossible de décrire la joie que je ressentais en comprenant une métaphore pointue, ou en découvrant la beauté d’un poème à force de gratter sa façade. 

Un baccalauréat littéraire et une admission en hypokhâgne plus tard, me voici donc dans le temple de la lecture analytique, l’antre du commentaire littéraire, le paradis des lecteurs joueurs : les cours de lettres modernes. Paradoxalement, je n’avais pas beaucoup lu en dehors des cours, si bien que je fis face à une cruelle situation : j’étais arrivée au cœur du jeu, mais n’étais pas à sa hauteur du fait de mon manque de culture. Mon voisin de table citait une quantité impossible de noms obscurs, décrivait des courants littéraires qui m’étaient inconnus, vantait la plume de tel ou tel poète obsédé par tel ou tel sujet. 

Les cours ne manquaient pas de me happer et de me fasciner, et j’emmagasinais plus de connaissances que jamais. Proust, Balzac et de Nerval me donnaient le tournis tant nos analyses étaient profondes. Mais la plupart des allusions bibliques, si nombreuses dans la littérature occidentale, m’échappaient, tout comme les références mythologiques. Un auteur contemporain que nous avons un jour étudié a malgré lui mis des mots sur ce que je ressentais : j’avais l’impression d’être une abeille me cognant inlassablement contre une vitre fermée. Je voyais enfin toute la lumière qui se trouvait derrière sans pouvoir y accéder moi-même. 

Or, que fait-on quand une ouverture ne s’ouvre pas ? 

On la défonce. 

Je décidai donc de m’armer, de combler mes lacunes, en gardant trace de tout fait de culture générale que j’apprenais en classe sur de petites fiches bristol. Le travail était fastidieux, mais rien ne 

l’était trop devant l’importance du game. Je voulais bien lire, je voulais comprendre les textes jusqu’à la moelle, pouvoir enfin les apprécier à leur juste valeur. L’histoire d’Emma Bovary, étudiée en terminale, m’avait traumatisée, il fallait donc à tout prix que je sorte du « play » si je voulais échapper au suicide littéraire. 

Entre l’hypokhâgne et la khâgne, j’ai lu tout ce que je pouvais. Je suis allée jusqu’à me procurer une Bible. J’avais choisi de poursuivre en spécialité lettres modernes, avec des épreuves de commentaire encore plus difficiles qu’en hypokhâgne. Elles nous mettaient seuls face à un texte inconnu (comprendre : tiré d’un livre que vous n’avez pas lu si vous n’êtes pas vous-même un maître du jeu) pendant cinq heures, et nous demandaient d’en tirer toute la sève que nous pouvions. 

Elles étaient en quelques sortes le rite de passage entre le statut de « joueur débutant » à « joueur confirmé ». Le statut où vous n’avez plus besoin que l’on vous montre à quelle fenêtre se trouve la lumière à chercher. Non, vous êtes une grande abeille courageuse, et vous volez par vous -même jusqu’aux sources de lumière que vous identifiez vous-même…pour finir par vous cogner à la vitre. 

L’exercice même du commentaire sur texte inconnu consistait à forcer les étudiants à se heurter à cette vitre et à voir lesquels, malgré les blessures, continuaient à frapper et, au bout de cinq heures, parvenaient à lui infliger une micro-rayure. Je n’ai jamais autant souffert intellectuellement que dans cet exercice. J’avais certes réussi à me remettre à niveau, et désormais, j’avais un peu moins cette sensation lancinante d’être un pauvre insecte face à un obstacle invisible et infranchissable. Je me voyais davantage comme une guerrière armée d’une gigantesque hache pour faire chuter un mur de briques. Pourquoi cette transition symbolique, vous demanderez-vous. Tout simplement parce que désormais, je savais que plus je parviendrais à faire tomber de briques dans un texte, plus je rendrais le chemin vers mon école de rêve praticable. Le verre était flou, invisible, sans espoir. La brique était concrète, et plus facilement démontable. La brique, c’était l’échéance des concours de l’ENS. 

J’étais donc plus préparée que jamais : j’avais des armes intellectuelles, et à la quête de sens s’était jointe une guerre pour mon avenir. Et pourtant, je maintiens que je n’ai jamais autant souffert que dans cet exercice. Je ne compte plus les textes où les plus grosses briques étaient fixées à l’édifice comme Excalibur à son rocher. Malgré tout cet entraînement, pourquoi la lecture me résistait-elle encore ? J’étais une véritable joueuse, j’avais atteint une maîtrise aberrante du game, mais il m’est arrivé de passer près de huit heures à essayer de gagner face à un extrait de théâtre trop ardu. 

Le jeu n’était plus un jeu. C’était une guerre totale. Chaque brique de texte détruite était un pan de mur qui tombait et me faisait entrevoir ma liberté. Je ne m’en rendais pas compte, parce que la passion des mots m’animait malgré tout et parce que chaque filet de lumière que je révélais par moi- même me réjouissait, mais le fait était que le game était devenu trop sérieux. Il était en train de tuer la lectrice que j’étais. 

Le jour du concours, je suis arrivée remontée comme un coucou. J’avais passé le week-end à relire mes bristols, si bien que mes armes auraient pu trancher la roche d’Excalibur. Et pour cause, j’avais atteint l’apogée de ma maîtrise du game. Une maîtrise parfaite des émotions du player, converties en réflexions analytiques, elles-mêmes transcrites dans une dissertation qui ferait pâlir Aristote et sa dialectique. Mes cinq heures étaient réglées à la minute près, à la sensation près. Elle était loin, la petite abeille perdue face à l’immensité de la littérature. Je suis sortie avec le sentiment d’avoir vaincu, et c’était le cas : ma réussite au concours m’a offert une admissibilité à l’ENS. 

J’avais gagné, oui. Mais à quel prix ? Quelle lectrice étais-je devenue ? Quelques mois avant les concours, je sentais déjà que j’avais sacrifié une partie de moi sur l’autel du game. Ou sur le champ de bataille, je ne sais plus. Mes camarades et mes enseignants, devant ma hargne et ma progression, avaient commencé à me demander si j’aspirais à rejoindre la prestigieuse ENS. J’avais en effet les capacités de continuer le jeu jusqu’à en devenir moi-même une maîtresse, en décrochant une agrégation voire un doctorat. 

Mais un râle de souffrance retentissait au fond de mon corps. Un râle qui semblait de temps à autre laisser place à une plainte qui me disait : « Je ne veux plus jouer ». 

Ces mots m’avaient glacé le sang. Après les concours, en retrouvant enfin du temps libre, j’ai pu me retourner et découvrir la destruction que j’avais semée. J’en avais détruit, des briques, c’est certain. Mais au milieu des débris du mur que j’avais réussi à faire tomber, gisait une petite fille ensanglantée, et autour d’elle, sa passion, son innocence, ses émotions. La playeuse, et tout ce pourquoi elle aimait lire. Trop imprégnée par son jeu qui depuis longtemps n’en était plus un, la gameuse l’avait assassinée sur son passage, sans même s’en rendre compte. 

Je finis par revenir à la théorie de Michel Picard. Jeu, play, game. Qu’est-ce que j’avais mal compris ? Il y avait pourtant bien plus à tirer du game que du play. A quel moment avais-je dévié ? Il m’a fallu plusieurs mois pour le comprendre, autant de mois à me réadapter à la vie. Sans jeu, sans quête de sens, sans textes obscurs. Juste la vie, le réel et ses expériences. Chaque jour où je sortais, sentais le soleil sur ma peau et riais de bon cœur, je comprenais que je m’étais emmurée dans un dangereux délire et qu’il fallait que j’en sorte. Au diable les abeilles et les briques, il fallait vivre. Que la nature reprenne ses droits sur le champ de bataille ensanglanté par le game.

J’ai dû patienter jusqu’à plusieurs mois après mon entrée en école de commerce pour que mes nouveaux camarades me fassent comprendre à quel point j’avais été dupée. Ils n’avaient pas étudié la littérature, et jamais commenté à l’aveugle. Ils étaient tout ce que j’étais au lycée : une playeuse, qui tirait des livres un divertissement innocent, sans artifice et sans danger, tout au plus une espèce de fascination devant une beauté que j’admirais sans chercher à l’expliquer. Un vague à l’âme qui me convenait parfaitement. C’est en les côtoyant que j’ai compris que les joueurs du game se croient en tort supérieurs aux players, parce qu’ils en tirent une vérité plus grande.

Loin de moi cependant l’ambition de critiquer les grands joueurs qui construisent depuis toujours l’histoire littéraire et prennent du plaisir à le faire. En les regardant, puis en me regardant, j’en suis simplement parvenue à une question existentielle : à quoi bon chercher la Vérité pour n’atteindre que des vérités, et ce au prix d’un plaisir si pur ? 

Je voulais retrouver cette lecture, mais ne parvenais plus à ouvrir un livre depuis la fin de s concours. Dès que je posais les yeux sur une page, la gameuse ressortait ses armes et se mettait à frapper sur les mots. J’avais perdu la douceur des sons, la sensation de l’imagination qui bâtissait devant mes yeux un nouvel univers et qui me gardait seulement dans le réel par l’effleurement du papier granuleux des éditions peu coûteuses que j’achetais chez le bouquiniste au parquet usé et grinçant. 

Bien après mon entrée en école de commerce, donc, loin de la folie des gamers, je suis retournée sur le champ de bataille pour y récupérer le cadavre de cette petite fille, et essayer de la ramener à la vie en lui offrant ce qu’elle avait perdu dans le game. 

Je n’ai toujours pas réussi à la ranimer. Après bientôt deux ans, les plaies ne se sont toujours pas refermées. Le traumatisme a été d’autant plus fort qu’il m’a donné du plaisir quand je l’ai vécu. Aujourd’hui, je crois qu’il est vain d’essayer de ranimer la petite fille : dans une guerre, il y a toujours des dommages collatéraux, et il est déjà heureux d’avoir réussi à la gagner. L’école de commerce et Libr’Air sont le début d’une vie nouvelle, une vie sans bonne ou mauvaise lecture, une vie sans délire 
symbolique, simplement, une vie. Une vie pleine , intense, et je l’espère encore, suffisamment féconde pour donner naissance à une autre petite fille. 

Un jour en effet, j’ai espoir de relire à nouveau sans les artifices des gamers. Loin de la théorie chérie par les normaliens, je voudrais revenir à l’action. L’action même de lire, et de prendre plaisir dans la seule réalisation de cette action. Jouer à lire, et non pas lire pour jouer. 

En attendant d’y parvenir, ce texte, que vous pouvez vous amuser à lire sous le regard du player comme du gamer, est une bouteille jetée à la mer pour que ceux qui la trouveront dans les courants désordonnés d’internet n’oublient pas qu’il n’y a qu’une seule bonne façon de lire : celle qui leur procure entièrement du plaisir. 
« Mais l’homme se cogne et s’abîme le regard dans les coins comme l’abeille à la vitre assommée. » – Jean-Baptiste Harang dans Gros Chagrin 

Plus d’infos sur la théorie de Michel Picard : http://litterature.ens- lyon.fr/litterature/dossiers/theories-litteraires/reception/picard

Ornella

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