Chez Libr’Air, on vous parle souvent d’oeuvres japonaises dans le domaine du manga, qui est un média extrêmement populaire en France. Cependant, le pays possède également une histoire et une culture littéraires bien plus anciennes et riches mais hélas trop souvent méconnues dans nos contrées. Alors aujourd’hui, on vous emmène faire un tour dans le Japon des années 1920 avec le mouvement très déroutant de l’Ero guro.
Le nom du mouvement vient en réalité de l’anglais : “ero” pour “erotic” et “guro” pour “grotesque”. Attention cependant, si le mot “grotesque” en français est plutôt utilisé pour décrire quelque chose ou quelqu’un de ridicule ou de caricatural qui prête à la moquerie, en anglais, le terme a une signification un peu plus précise. Le mot possède une connotation plus sombre, plus dérangeante, qui désigne plutôt quelque chose de si étrange et inhabituel qu’il en devient effrayant. Plus tard, le terme “nansensu”, prononciation japonaise du mot “nonsense”, sera également ajouté au nom du mouvement. On aura donc deviné rien qu’en jetant un oeil rapide à l’étymologie du nom du mouvement que les artistes qui le représentent ne sont pas là pour enfiler des perles.
En effet, le mouvement (bien qu’il puise ses références dans des temps plus anciens) naît pendant la période agitée de l’ère Taishô qui s’étend des années 1910 aux années 1930. Il s’agit d’une époque assez étrange et déstabilisante qui fait en quelque sorte la transition entre la très chaotique ère Meiji (qui a vu le Japon s’ouvrir aux influences étrangères) et la militarisation extrême de l’ère Shôwa qui suivra. L’écrivain Ian Buruma décrit ainsi l’atmosphère de cette époque comme “un hédonisme nihiliste qui n’est pas sans rappeler la République de Weimar”. Ainsi, le mouvement de l’ero guro (qui n’est d’ailleurs pas un mouvement majoritairement littéraire mais en réalité plus pictural) aborde des thèmes graves et perturbants tels que la maladie, le mal-être, le fétichisme ou l’obsession que ce soit dans les sujets traités ou dans la manière même de les traiter, avec des structures de récit souvent labyrinthiques et du vocabulaire abstrait ou rare.
Il s’agit souvent pour les auteurs de rompre avec les codes moraux de la société japonaise de l’entre-deux guerres, pour enfin créer librement, les rapprochant ainsi du credo de “l’art pour l’art”. C’est également un mouvement qui s’inscrit profondément dans cette nouvelle modernité des années 20 au Japon, avec le début de la consommation de masse qui encourage les pulsions et le désir de possession mais aussi avec la démocratisation des moyens de transport et des lieux de rencontre comme les bars et les cafés qui sont considérés comme autant d’incitations à la “débauche” des jeunes gens. Plusieurs fait-divers singuliers et largement médiatisés contribuent également à la réputation sulfureuse de cette période de l’histoire japonaise. Le plus emblématique est sans aucun doute “l’incident Sada Abe” du nom de cette geisha de 31 ans qui après avoir asphyxié son amant durant un rapport sexuel, lui trancha les parties génitales avant de les ranger dans la poche de son kimono et de prendre la fuite. Cet épisode fit couler beaucoup d’encre parmi les écrivains et philosophes et inspira notamment le film “l’Empire des Sens”.
Même si les auteurs entendent traiter des sujets propres à la société japonaise, ils n’en restent pas moins fortement influencés par la littérature étrangère. On le devine presque tout de suite en entendant les noms de deux auteurs qui ont marqué le mouvement : Maruki Sado et Edogawa Ranpo. Vous l’avez ou pas ? Et si je vous dis qu’en Japonais, le r se prononce plutôt comme un l ? Comme pour le nom du mouvement, il s’agit en réalité de la prononciation japonaise de noms étrangers : “Marquis Sade” et Edgar Allan Poe. Mais attention, le mind fuck ne s’arrête pas là. En effet, si l’on traduit littéralement les caractères utilisés pour écrire Edogawa Ranpo (江戸川 乱歩), on trouve quelque chose comme “promenade le long de la rivière Edo”. Promenade ? Promeneur, flâneur ? Flâneur… Baudelaire ? Boum, double référence littéraire. Si vous pensez que ce n’est qu’un hasard, je vous laisse vous remémorer les thèmes de prédilection de Baudelaire (“le beau est toujours bizarre”) ainsi que le très peu de compréhension dont la société avait fait preuve à son égard lors de la publication des Fleurs du Mal.
Malheureusement et à ce jour, aucune oeuvre de Maruki Sado n’a encore été traduite et c’est donc Edogawa Ranpo que l’on considère comme l’écrivain emblématique de l’ero guro. A l’instar de l’auteur dont il a pris le nom, Ranpo s’est fait connaître grâce à ses romans noirs qui mettent en scène le détective Kogorô Akechi, chargé de faire la lumière sur des crimes mystérieux et atroces, comme dans L’Assassinat de la Rue D où une femme est tuée lors d’un rapport sadomasochiste et extra-conjugal. Bien, bien, bien.
Mais son roman le plus connu reste sans conteste La Chenille (Imo Mushi, 芋虫) publié en 1929. La chenille en question est en réalité un être humain. Plus précisément, un vétéran de la première guerre russo-japonaise qui rentrera du front sans ses jambes, sans ses bras, sourd, muet et couvert de cicatrices, mais avec trois médailles sur le torse et une femme qui l’attend à la maison. Il en va alors du devoir de cette pauvre femme de prendre soin du bout de chair sanguinolent mais héroïque qu’est devenu son mari. Alors que l’épouse est admirée de tous pour son dévouement sans faille, celle-ci profite en réalité de ce que son mari soit à sa merci pour lui infliger les pires sévices. Il s’agit là du seul texte de Ranpo qui sera interdit à la réimpression par les autorités japonaises, craignant que le récit ne “distrait” la population de l’effort de guerre à la veille du second conflit russo-japonais. Sans. Déconner. Il s’agit donc d’un roman court mais intense qui parvient à explorer grâce au gore une multitude de thèmes : la sexualité et la perversité féminines, l’envers du décor des relations intimes, l’importance accordée aux apparences par la société japonaise (où un vétéran qui ne devrait même plus être en vie se raccroche à ses médailles de guerre et où son épouse fait tout son possible pour montrer au monde son courage et son abnégation), mais aussi la crainte de perdre son utilité sociale et bien entendu, l’interrogation des normes instaurées par la société à la fois sur les corps (avec une sélection militaire drastique) mais aussi sur la sexualité (avec les politiques moralisatrices et puritaines en vogue à l’époque).
“Étant condamnée à vivre en recluse avec lui dans ce coin perdu de campagne, elle avait appris que le dégoût qu’il lui inspirait rendrait leur vie insupportable et que seule une passion démoniaque lui permettrait de le surmonter. Puisqu’ils étaient comme deux bêtes enfermées dans une cage, le choix qu’elle avait fait de laisser libre cours à ses pulsions bestiales était au fond naturel. C’est ainsi que, progressivement, elle en était venue à le considérer comme un jouet grandeur nature dont elle pouvait user et abuser. Gagnée par la force animale avec laquelle il exprimait sans honte ses instincts, elle ne lui cédait en rien et était elle-même devenue insatiable.”
Une adaptation cinématographique de l’oeuvre est également produite en 2010 par Kôji Wakamatsu où l’action est transposée après la Seconde Guerre Mondiale et où le réalisateur tente plutôt de faire passer un message anti-militariste. La même année paraît en France une adaptation en manga illustrée par Suehiro Maruo qui adaptera par la suite d’autres oeuvres de Ranpo (Le Démon de l’Île Solitaire, l’Île Panorama, qui sont des oeuvres beaucoup moins provocantes mais qui restent très intéressantes ).
Enfin, je ne peux pas achever cet article sans recommander aux fans du genre horrifique les oeuvres de Junji Ito, un mangaka qui travaille également beaucoup sur le thème du corps et qui à ce titre s’inscrit directement dans la lignée de l’ero guro. (et qui accessoirement a adapté une histoire d’Edogawa Ranpo sur un homme qui se cache dans un canapé qu’il a fabriqué pour un hôtel et écrit pendant la nuit des lettres d’amour à la femme qui occupe la chambre où se trouve le canapé, mais on en a peut-être eu notre dose pour aujourd’hui.)
Il y aurait encore bien des choses à développer dans ce mouvement fascinant et dérangeant de l’art japonais (notamment dans le cinéma et les arts plastiques) mais on s’éloigne alors de notre champ de compétence. J’espère que cet article vous aura donné envie de vous plonger (ou pas) dans ce genre si particulier et de reconsidérer l’apport que peuvent représenter l’érotisme et le gore dans la littérature.
Andréa Laporte